Les témoignages publics organisés par l’Instance Vérité et Dignité (IVD) devraient reprendre dans la soirée de ce vendredi 16 décembre 2016, sur la chaîne Watania 1.
Par Salah El-Gharbi
Diffusés une première fois, les 18 et 19 novembre derniers, ces témoignages continuent de provoquer des réactions fortes où l’indignation et la colère le disputent à la compassion et, parfois même, à la suspicion frappant la présidente de l’IVD, Sihem Bensedrine.
Ainsi, la parole victimaire, affranchie, chargée d’émotion et d’une spontanéité bien mesurée, s’est déployée librement pour s’inviter dans nos foyers, conjurant l’indifférence collective du passé et la tentation de l’oubli.
L’arbitraire d’un système en manque de légitimité
Cette parole digne, portant sa propre vérité, est venue dire l’arbitraire d’un système qui, en manque de légitimité, avait eu recours à la terreur institutionnalisée pour réprimer toute voix dissonante.
Prisonniers de leur arrogance, animés par la cupidité et l’opportunisme, les rouages de la terrible machine avaient sévi durant des décennies, en toute impunité. Par leur brutalité gratuite et stérile, ces bourreaux d’hier ne faisaient que refouler cette peur qui les habitait, la peur de ne plus faire peur.
En 1992, lors du procès des islamistes, un jour, le ministre de l’Intérieur de l’époque, affolé, aurait téléphoné au responsable d’un grand quotidien pour le blâmer parce que ce dernier, soucieux de l’équilibre de ses finances, avait publié les comptes rendus des audiences. «Vous êtes en train de leur rendre service. Ils sont devenus des héros dans leurs villages, dans leurs quartiers…», lui aurait dit-il, en vociférant.
Ce jour-là, ledit ministre avait manqué de lucidité. Parce qu’il était du côté de la force, il ne pouvait pas deviner que s’il n’y avait pas eu de procès, ces accusés seraient restés des anonymes.
Une parole à l’état brut, inachevée et incomplète
Cependant, aussi juste et aussi vraie fut-elle, la parole des victimes de l’absurde cruauté d’hier, quand elle n’est pas contextualisée et contredite, reste inachevée, incomplète, politiquement hypothéquée. Elle dévoile sans expliquer, divulguer sans élucider ni analyser.
Ainsi, cette parole primaire, nous est offerte à l’état brut, nue, comme si elle n’était là rien que pour nourrir les émotions et non pas nous inviter à la réflexion.
Nous appartenons à une civilisation marquée par l’oralité, laquelle est prisonnière de l’instant, une culture où la parole univoque se trouve sanctifiée aux dépens de la parole contradictoire. Souvent incantatoire, cette parole finit par perdre de sa légitimité et de sa force et se trouve, ainsi, travestie, réduite à un outil comme tant d’autres, au service du mensonge et de l’imposture.
Ironie de l’histoire, l’ouverture de ce lourd et pénible dossier qui porte sur les douloureuses exactions de l’ancien régime, a coïncidé, sans lui faire de l’ombre, avec la proclamation du verdict à propos du meurtre de Lotfi Nagdh, une triste affaire qui nous ramène à l’époque du gouvernement de la «troïka», l’ancienne coalition gouvernementale conduite par le parti islamiste Ennahdha, dont les responsables avaient été un jour les victimes du régime policier de Ben Ali.
Cette coïncidence est venue nous rappeler que le statut de bourreau et celui de victime sont des statuts aléatoires. Et la même institution, qui avait servi de gourdin sous Bourguiba et sous Ben Ali, n’a pas hésité d’offrir ses services aux Frères musulmans promus au sommet du pouvoir. Les décors changent, mais la culture de l’intolérance perdure obstinément.
Les victimes sur les pas des bourreaux
En fait, il a fallu l’expérience du pouvoir de la «troïka», pour se rendre compte que Ben Ali, sous prétexte de prémunir le pays contre le «péril vert», n’avait fait qu’enfanter des «héros» à leur insu, des êtres à son image, mesquins, cupides…
Même si le pouvoir violacé, aussi brutal fut-il, n’a jamais mis en danger la sécurité même de l’Etat, il avait commis un double crime : mépriser la justice, sévir brutalement contre ses rivaux, mais aussi, offrir à ses victimes, ces êtres ordinaires, la possibilité de se voir, un jour, sanctifiés lors de longues messes cathodiques.
D’ailleurs, on se rappelle bien les procès des «perspectivistes» et des lourdes peines dont ils avaient écopé. Libérés au bout d’un an, certains d’entre eux étaient partis à l’étranger pour solliciter la bienveillance des instances humanitaires internationales en présentant comme document les journaux de l’époque.
Le lendemain du 14 janvier 2011, certains de ces produits de l’injustice, qu’on croyait les plus grands zélés de la démocratie et des droits de l’homme, une fois le pied mis à l’étrier du pouvoir, se sont révélés aussi pitoyables que leur ancien inquisiteur.
En somme, cette parole d’hommes et de femmes, victimes des injustices, qui est une parole sincère et estimable, ne doit pas se laisser confisquer et être ainsi récupérée par le politique. Elle doit interpeller notre mémoire collective contre l’oubli. Mais, désacralisée, elle a besoin de l’œuvre de l’historien qui sache analyser, nuancer, relativiser avec rigueur, pour que ces propos s’inscrivent désormais, dans notre histoire commune.
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