Plus que de la crise elle-même, qui sévit depuis plusieurs années dans leur pays, ce dont souffrent les Tunisiens c’est du mode de penser impuissant et inopérant de ses élites dirigeantes.
Par Hédi Sraieb *
A vrai dire, une grande confusion règne autour des moyens à mettre en œuvre pour sortir la Tunisie de ce marasme protéiforme qui semble s’éterniser au-delà de toute attente. Pourtant ce n’est pas faute d’avoir tenté diverses formules. Six gouvernements s’y sont essayés sans succès. Le dernier en date semble lui aussi manquer de souffle au-delà de quelques succès d’estime. Le pays a, malgré tout, retrouvé un semblant de calme grâce à des forces de sécurité plus vigilantes et mieux organisées. La Conférence internationale sur l’investissement, également un succès, a suscité l’espoir de nouveau, mais sans que la moindre concrétisation notable s’en suive. Les plus obstinés et patients diront qu’il faut donner un peu de temps au temps. D’autres, à l’autre extrémité, plus impétueux, fulminent contre l’impuissance du pouvoir. Il est vrai qu’il n’existe aucune recette-miracle ou solution sur l’étagère.
Penser la crise avec une pensée en crise
Cependant, l’on pourrait s’interroger sur le discours, les mesures avancées, les dispositifs mis en place et, au bout du compte, retomber lourdement sur une question centrale qui taraude nombre d’esprits : «Ne sommes-nous pas en train de penser la crise avec une pensée en crise»?
Les esprits chagrins ou ombrageux auront vite fait de dire que cette question ne se pose pas, que seul le pragmatisme compte. Un propos, donc, concluraient-ils, d’intellectuel irresponsable, sans prise sur la réalité, stérile et inopérant. Une pure élucubration ! Une pensée en crise, allez-donc, seule l’action prime puisque nous disposons d’un diagnostic clair et complet… Mais ce dernier l’est-il vraiment?
De fait, la question d’une possible «pensée en crise», ne semble pas aussi saugrenue qu’elle en a l’air. On fera observer que le fameux «diagnostic» (autrement dit la réflexion outillée qui permet de penser les réalités) aussi unanime qu’il puisse paraître est loin de réunir les caractéristiques de justesse et d’exactitude. En réalité un diagnostic qui contient bien plus de paradoxes qu’il n’identifie de clés et d’issues.
Pour rester sur la seul plan économique et social, l’intelligentsia ou ce que l’on nomme aussi les élites – dans leur grande majorité – s’accordent à penser qu’à la fin du fin, le problème majeur est celui de la croissance. Vous connaissez la suite. Une litanie incantatoire répétée à satiété! Il faut plus de croissance, plus d’investissements qui créent des emplois et de la richesse! Or à s’y attarder quelque peu, on observe que chacun des termes mis bout à bout est pour ainsi dire «malade» !
Un manque manifeste de «projets crédibles»
Croissance, mais de quoi au juste? De l’économie, s’évertuent à dire nos distingués économistes qui passent le plus clair de leur temps à discuter du chiffre après la virgule ou un peu plus : 1,9% ou 2,1%, quant au bas mot plus de 30% de notre économie échappe à toute mesure statistique précise. Discourir sur un fait dont on ne cerne que les 2/3 de la réalité… voilà à quoi en sont réduits nos éminents et doctes confrères. Soumettre coûte que coûte une réalité décidément réfractaire à un mode de penser inopérant, impuissant et vain, plutôt que de faire l’inverse… et refonder un autre mode d’appréhension.
Il en va de même du terme d’investissement confondu avec une légèreté tout aussi déconcertante que déplorable avec financement d’activité. Ce dont le pays aurait le plus besoin, nous répètent inlassablement ces élites, c’est de fonds, d’argent frais, d’apports de capitaux… le reste suivra.
Encore un paradoxe s’il en est, puisqu’il est désormais de notoriété publique que de très nombreuses de lignes de crédit et de fonds spéciaux ne trouvent pas à s’investir. Il y a bien sûr la lenteur administrative, mais, plus sérieusement encore, un manque manifeste de «projets crédibles». Les institutions internationales comme les grands groupes le soulignent avec insistance régulièrement.
Last but not least… produire de la richesse! Encore un mot magique, ultime artifice sublimé produit par cette indigente et déficiente pensée qui pour éviter d’être suspecte adosse l’adjectif «inclusif».
Une pensée fuyante qui n’ose se reposer les questions : Quoi produire? Pour qui produire?
En réalité, le pays manque cruellement d’une perspective, d’un futur désirable, pour reprendre une expression à la mode. Les conservatismes de tous bords ont réussi à étouffer toutes les velléités de changements profonds, de transformation de la société vers un horizon socialement plus juste, économiquement plus viable, écologiquement plus soutenable.
Un autre contrat social est nécessaire
Croissance, investissement, richesse, ne sont que des vecteurs, des véhicules, qui devraient déboucher sur des notions qui dépassent la simple mesure statistique et monétaire: «le mieux-être» à défaut de bien-être intégral, l’épanouissement des personnes… Il n’est toujours pas interdit de nommer «autre chose» tel le bonheur, qui ne se saisit pas par un chiffre ou une quantité de biens marchands!
La notion de progrès (au sens des Lumières) a disparu du discours des élites dirigeantes et de leurs porte-voix.
Il n’est plus question que de réformes douloureuses, de réduction drastique des dépenses sociales sous peine de conduire le pays à la faillite… Voilà bien un horizon peu enthousiasmant pour ceux qui ont déjà très peu!
Alors, effectivement, faut-il, peut-être, donner du temps au temps afin que cette société en proie au désarroi finisse par produire les élites dirigeantes qui sauront l’amener vers un avenir somme toute un peu plus radieux!
Si réalisme et pragmatisme il doit y avoir, ce n’est sûrement pas en rajoutant de la désespérance au désenchantement. Il convient, bien plus sûrement, de faire preuve d’imagination courageuse. Un autre contrat social n’est pas seulement souhaitable, il est à l’évidence nécessaire et incontournable.
* Docteur d’Etat en économie du développement.
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