Pour un médecin, l’engagement professionnel ne doit pas être synonyme de sacrifice de soi, car il risque ainsi de mettre en danger la vie des autres.
Par Fathi Frini *
«La culpabilité, qui accompagne souvent ceux qui ne travaillent pas, qui ne créent rien, peut être plus terrible et destructrice que la discipline et le sacrifice du travail et de la création», disait Anaïs Nin.
Qu’est-ce qui fonde le lien social, qui fait que les hommes d’un même pays se sentent membres d’une même communauté, bien qu’ils ne se connaissent pas? Le travail, parbleu!
Certes, le travail est facteur de production, créateur de richesse, et s’y engager pleinement serait déjà, aujourd’hui, une «valeur clef», fortement recherchée, mais pas toujours partagée.
Seulement voilà, pour un médecin autant que pour bien d’autres professionnels, travailler ne veut pas dire se tuer à la tâche, mourir d’un trop plein de travail ou consentir de lourds sacrifices, mais plutôt faire consciencieusement les tâches pour lesquelles on est rémunéré. Mais gare à ceux qui donnent sans compter et se sacrifient pour leur travail, car ils mettent en danger leur équilibre, leur santé et jusqu’à leur propre vie.
Y a-t-il une limite à ne pas franchir?
Les épisodes, quelque peu tragiques, vécues, ces derniers jours, par trois jeunes médecins, ont provoqué une polémique et même de sérieux remous parmi la population. Et ils sont des exemples bien édifiants à cet égard.
La question est de savoir jusqu’où peut aller un toubib dans son engagement professionnel ou son «acharnement» dans le travail? Y a-t-il une limite à ne pas franchir? Ne devrait-il pas s’entourer de garde-fous, pour qu’une simple erreur d’appréciation ne soit pas prise pour une faute grave sanctionnée pénalement et que, se heurtant à la difficile distinction entre responsabilité professionnelle et responsabilité pénale, il se retrouve condamné à de la prison ferme pour homicide involontaire ou pour non-assistance à personne en danger, et même interdit définitivement d’exercer sa profession?
Certes, pour un médecin qui se respecte et respecte le code de déontologie médicale, se donner à fond dans son travail peut s’expliquer par plusieurs raisons, et notamment le besoin de prouver à son chef hiérarchique ou à ses collègues qu’il est indispensable à la bonne marche du service, qu’il est capable de réaliser un travail parfait et qu’il mérite bien sa position sinon une position plus élevée dans la hiérarchie médicale. Tout en étant animé par une passion dévorante et irrésistible pour son travail, il peut aussi chercher à améliorer sa situation professionnelle et financière pour mieux subvenir aux besoins de sa famille. C’est très compréhensible et même très légitime.
Néanmoins, il y aurait déjà, non seulement parmi le corps médical, mais également parmi les paramédicaux et même les dirigeants des établissements hospitaliers, des gens qui sont très impliqués dans leur travail et qui sentent même que leur engagement professionnel va trop loin, car il met en péril leur santé, leur équilibre personnel, conjugal ou familial, et leur avenir même.
Dr Leila Mhamdi décédée cette semaine pendant son service à l’hôpital de Bouhajla (Kairouan).
A force de vouloir trop faire et trop bien faire, malgré le peu de moyens matériels et humains mis à sa disposition, et en se laissant «manger» par ses activités, on finit par faire moins et moins bien, car on perd en vitalité, en lucidité et en clairvoyance. Ce sont là autant de signaux d’alerte auxquels le médecin doit – et de lui-même – prêter attention pour éviter de périr sur le bûcher du «burn-out»…
Le travail est-il le but de la vie ?
Comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, la personne dont le métier exige beaucoup d’engagement, en l’occurrence le médecin, doit avant tout prendre soin de son corps et de sa santé, car on ne peut bien «manager» son travail sans bien se ménager soi-même… Tout l’art de faire des sacrifices ne réside-t-il pas dans le fait d’identifier ce qui a le plus de valeur? D’autant plus que le médecin, dans sa noble mission, ne fait souvent qu’exécuter un numéro d’équilibriste sans filet de protection au sol et prendre des risques professionnels sans garantie ou presque.
Le coach français Philippe Laurent a déclaré: «Sacrifier sa vie pour son travail, c’est manquer de prudence car c’est confondre la fin et les moyens: le travail n’est plus relatif à l’homme, mais l’homme à son travail. En négligeant la finalité de son existence, l’homme finit par faire de son travail le but de sa vie».
Nous devons toujours nous rappeler que la valeur d’un sacrifice dépend de la hauteur de la cause, de l’objet et de l’enjeu majeur qui le justifient : la vie d’une personne en péril, ou celle d’une patrie menacée…
Tant qu’à se tuer à la tâche, autant le faire pour quelque chose de plus grand que soi et non au nom d’une quelconque conviction, religieuse ou autre, qui trompe les autres, bouleverse leur vie, met la société en danger, foule aux pieds les droits de l’homme et pousse des gens à se blesser ou à se tuer.
Que suis-je prêt à sacrifier pour y arriver ?
Au fait, être un bon médecin, est-ce faire des sacrifices? Un médecin est appelé, par vocation, à une vie marquée par le don du soi, la générosité et l’empathie, qui exigent parfois que l’on s’oublie un peu, que l’on renonce à soi, que l’on change de regard sur sa vie et sur celle des autres. Ce n’est pas une dette que l’on paye, mais l’expression d’une gratitude envers un amour qui nous est offert par la famille, les amis ou la mère patrie…
Au final, si l’on veut être libre, épanoui et vivre la vie de ses rêves, autant de valeurs partagées par la communauté des médecins, ne devrait-on pas simplement se poser cette lancinante question: «Pour y arriver, que suis-je prêt à sacrifier, outre les quelque douze plus belles années de ma vie passées dans les études de médecine?»
* Juriste.
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