D’une démesure l’autre ou le règne de l’hubris.
La société civile doit se réveiller de sa torpeur pour faire face à la montée des dogmatismes religieux et aux surenchères des syndicats qui menacent l’État séculier et démocratique.
Par Mohamed Ridha Bouguerra *
La société tunisienne et, plus particulièrement, la société civile, les associations de parents d’élèves, celles de défense des consommateurs ou des usagers du service public, le monde de l’art et, spécialement, les comédiens, sont-ils si sonnés et tellement groggy au point de ne plus réagir aux coups qu’ils reçoivent de toutes parts ?
La question semble d’autant plus légitimement se poser que bien rares sont les prises de position qui suivent, depuis un certain temps, les diverses et nombreuses atteintes aux règles admises du vivre ensemble ou du bon fonctionnement de certains services publics.
L’intrusion inacceptable du religieux dans la vie profane
Qui a réagi à l’agression subie par de jeunes comédiens amateurs à Ksar Soltane, novembre dernier, au moment même où l’on fêtait le théâtre à Tunis? Leurs agresseurs, dont on devine de quel bord ils étaient, les avaient traités de dépravés, de débauchés et de déviants de la juste voie.
Rappelons que cette attaque a nécessité l’intervention des forces de l’ordre pour protéger les jeunes acteurs de la furie d’une foule excitée la veille, un vendredi, par le prêche de l’imam du village.
Or, pour n’avoir pas condamné avec la force qu’elle méritait cette intrusion inacceptable du religieux dans la vie profane et, qui plus est, jette l’opprobre sur les amoureux du quatrième art, voilà que récidivent les tenants de l’ordre moral et défenseurs de la vertu.
Le champ de leur action n’est plus, aujourd’hui, un petit village de l’extrême sud du pays, mais le temple de la vie culturelle et artistique dans la capitale, à savoir, le Théâtre national. Conduits par un imam qui a si longtemps semé la zizanie parmi les fidèles, à Sfax, au point d’avoir été révoqué par le ministère de tutelle, ils s’en prennent à l’affiche d’une pièce de théâtre actuellement présentée au Quatrième art, à Tunis – affiche considérée comme prétendument blasphématoire.
Nous voici donc revenus à 2011 et 2012, au moment où l’on s’attaquait à l’art dans ses diverses formes. Souvenez-vous de la diffusion de ‘‘Persépolis’’ par Nesma TV et les manifestations violentes qui s’en étaient suivies. Souvenez-vous du saccage du cinéma Africa, à Tunis, après la présentation de ‘‘Ni dieu ni maître’’ de Nadia El-Fani. L’affaire de l’exposition du Palais Abdellia, à La Marsa, qui a conduit à l’instauration du couvre-feu dans le pays, ça vous dit encore quelque chose? Et l’assaut contre le Théâtre Municipal lors de la célébration de la Journée mondiale du théâtre, le 25 mars 2012, vous vous en souvenez aussi?
La liberté d’expression et l’enseignement menacés
Au lieu de s’enflammer pour une affiche et d’incriminer un metteur en scène que l’on menace des foudres divines, est-il déjà arrivé à ces hommes si pieux de condamner le jihad nikah auquel ont été conduites tant de jeunes adolescentes croyant servir une cause sacrée? Pour ne rien dire de l’envoi de centaines de nos jeunes à la mort en Irak et en Syrie !
Aujourd’hui, les vieux turbans interdisent une affiche et demain le spectacle lui-même, ou une chanson ou un livre ou un tableau! C’est la liberté de création artistique qui est menacée! C’est la liberté de s’exprimer qui est en danger!
Hizb Ettahrir n’a-t-il pas déjà décrété, pas plus loin que le week-end dernier, la mort de l’État séculier et démocratique et «la nécessaire instauration du califat»?
Mais si l’empiétement du religieux sur la vie artistique n’a pas rencontré une véritable résistance de la part de la société civile – à de rares exceptions, comme celles, notables, de Leïla Toubel et de Fadhel Jaïbi – c’est encore dans une totale passivité de la société que nous subissons les énièmes grèves des enseignants et graves perturbations de l’année scolaire organisées par le Syndicat de l’enseignement primaire et celui du secondaire. Mastouri Gammoudi et Lassaâd Yacoubi cherchent à en découdre avec le ministre de tutelle en prenant manifestement nos enfants en otage, sous le fallacieux prétexte d’atteintes répétées à la dignité des enseignants par le ministre de l’Éducation nationale, Neji Jalloul.
Par là, ils discréditent notre enseignement public comme aucun officiel ne l’a jamais fait.
Par là, ils ne rendent service qu’au secteur privé vers lequel tous ceux qui ont quelques moyens se ruent pour fuir une école publique sinistrée.
Par là, ils enfoncent encore davantage notre système scolaire déjà si mal classé sur l’échelle Pisa d’évaluation des programmes scolaires à travers le monde.
Par là, ils poussent les plus démunis vers l’abandon scolaire, sèment l’ignorance dans les rangs des apprenants et les rendent des proies faciles des obscurantistes de tous bords qui les enrégimentent et en font des semeurs de mort.
Par là, ils frappent la Tunisie en plein cœur… tout en étant rémunérés par l’argent des contribuables.
Un gouvernement faible face à la dictature des syndicats
Il est grand temps de demander des comptes à ces syndicalistes qui ont fait perdre à nos élèves tant de journées de classe ces deux ou trois dernières années!
Il est grand temps de demander pour qui finalement roulent les dirigeants des syndicats de l’enseignement!
À qui profite réellement le continuel et méthodique affaiblissement de l’État entrepris par le sieur Lassaâd Yacoubi?
Le plus triste dans cette affaire, c’est que le tout nouveau secrétaire général de la Centrale syndicale a clairement choisi son camp et, dès son arrivée, a enfourché la cause des enseignants et s’est ainsi mis, à son tour, à réclamer publiquement le limogeage de M. Jalloul.
L’UGTT est-elle bien ici dans son strict rôle syndical traditionnel? N’est-elle pas, plutôt, en train d’empiéter sur le politique?
Le moment est-il, en outre, bien choisi pour détourner le gouvernement et l’ensemble de la classe politique du nécessaire effort à fournir afin de colmater, autant que possible, une situation financière, économique et sociale des plus critiques?
Noureddine Taboubi, secrétaire général de l’UGTT, n’aurait-il pas été davantage inspiré s’il avait endossé le rôle de l’honnête courtier afin de rapprocher les différents points de vue et éviter à notre pays un bras de fer inutile mettant aux prises un ministre et ses subordonnées ?
Bref, au moment où les syndicalistes menacent le déroulement normal de l’année scolaire et celui des examens à venir, en raison de l’escalade prévue durant le mois de mars, il serait grandement souhaitable, voire urgent, que les parents des élèves disent, à travers les associations qui les représentent, non aux dérives où cherchent à les entraîner les Mastouri Gammoudi, Lassaâd Yacoubi et consorts.
Non à l’intrusion du politique à l’école, sous le couvert de l’activité syndicale !
Non à l’instrumentalisation de l’école pour saboter l’État !
Non à la prise en otage de nos enfants et de leur avenir pour servir des intérêts qui ne sont pas les leurs !
Sans vouloir être pour ou contre M. Jalloul, son limogeage, dans le contexte actuel, sonnerait le glas du gouvernement de Youssef Chahed et manifesterait aux yeux de tous que le roi est nu, le pouvoir faible et sans réelle autorité et qu’il serait le jouet du caprice et de l’ego démesuré d’un Lassaâd Yacoubi.
Car, sans un véritable et efficace contre-pouvoir pour l’équilibrer, tout pouvoir, comme celui que s’arrogent actuellement les Syndicats de l’enseignement, devient vite une dictature qui impose ses propres et obscurs agendas à tout le pays. Il est donc vraiment temps de rappeler à l’ordre ces syndicalistes aveuglés par l’hubris, ou démesure, qui leur fait perdre la raison et l’intérêt bien compris des élèves et, par conséquent, celui du pays.
À quand donc le réveil salutaire de la société civile ?
* Professeur de l’Université de Carthage, Docteur Honoris Causa de l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand.
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