Lecture du roman ‘‘Rupture(s)’’ (éd. Déméter, Tunis) , de Jamila Ben Mustapha, Prix Comar Découverte 2017.
Par Rafika Ayada *
D’emblée, avec ‘‘Rupture(s)’’ de Jamila Ben Mustapha, on est invité, grâce aux parenthèses d’alternative, à fouler un espace où se déploie un intéressant choix de lectures.
J’ai eu beaucoup de plaisir à m’engouffrer dans quelques-unes, et à me laisser glisser comme j’aime. Glisser dans une lecture comme dans une intimité.
Et l’on est vite bercé par la petite musique littéraire accrocheuse du style narratif, phrases courtes, minimalistes, de plus en plus amples, au fur et à mesure que la parole se libère et que se consomment les ruptures, justement, avec tout ce qui lui faisait obstacle. Nous permettant de rentrer en empathie avec les personnages, de nous accrocher à leur éphémère destinée, de nous identifier à leurs souffrances. A leurs dérives aussi.
Mourir à l’autre, mourir à soi
Inès, la narratrice, m’a donné à voir ce qu’il n’est pas donné à tout le monde de voir. Comment on meurt à l’autre. Comment on meut à soi. Comment on ressuscite. Grâce aux mots.
J’ai vu une femme mourir à la vie parce qu’on l’a brutalement quittée, après de longues années d’amour secret, de luttes communes, d’engagement pour une cause commune. D’espoir. De promesses non tenues. De rêves non réalisés. D’attente. On l’a quittée avant même de la retrouver. Comme on cesse de lire un livre, au milieu d’une page, comme pris d’un sommeil de brute.
Telle une abeille affolée d’avoir perdu le chemin de la ruche, elle voyait se rompre un à un les fils qu’elle construisait autour d’un amour qu’elle croyait indestructible. Elle aurait voulu qu’on lui explique. «N’y a-t-il pas une déontologie de la rupture?», se demandait-elle. Mais, surtout pas quémander une compréhension: elle y perdrait quelque chose de crucial dans le sentiment qu’elle avait d’elle-même.
J’ai vu un homme, auréolé par le passé, se décomposer à coups de compromissions politiques. Masque en lambeaux. Se défera le personnage. Se rompra la bulle. Et découlera tout le dégoût que peuvent inspirer l’hypocrisie, le reniement de ses valeurs, la lâcheté. Tout ce qui peut souiller un homme et précipiter son deuil.
Créer de la beauté à partir de la souffrance
Une fois la souffrance expurgée, commence la rupture avec toutes les fausses consolations. S’en défaire pour la seule, la plus sûre, la plus belle des consolations: celle de se retrouver, après des années d’enchaînement, femme libre, inviolable dans sa dignité, souveraine à l’intérieur de ses limites.
Réapparaissent alors les bords estompés de la vie dont la narratrice a été si longtemps privée. Des retrouvailles se traduisant par des pages d’une délicieuse poésie.
Avec l’émergence des mots, s’opère la résilience. Le doute de soi, l’amertume, la colère, tout cela s’estompe. Chaque mot fend le mal. Chaque parole arrache une parcelle vivante au désespoir.
Admirable cette capacité à créer de la beauté à partir de la souffrance ! N’est-ce pas là l’apanage de l’art ? Baudelaire l’exprimait si bien dans ce vers: «Tu m’as donné ta boue, et j’en ai fait de l’or».
Du temps aura coulé, certes. Que de chances en diminution! Et puis la vue qui baisse. Et puis le pas qui hésite. Et puis le geste qui se raidit.
Mais en marge de ce temps-là, il y en a un autre qui ne se mesure pas en secondes, mais en intensité, qui ne s’appréhende qu’en profondeur et en sérénité.
Celui qui prolonge tout ce qui donne à la vie son merveilleux contenu : un regard croisé, un sourire, un salut, un petit échange avec ces personnes simples et authentiques, la floraison des bougainvilliers «poussant vaillamment, neufs et intacts malgré la pollution».
Et la rafraîchissante surprise de découvrir un arc-en-ciel dans son armoire à penderie! Et se retissent d’autres fils, d’affection, d’amitié et de fraternité humaine.
A la romancière, une inconnue avait confié: «Tu parleras pour moi, pour nous toutes!»
C’est superbement fait.
* Professeur de français.
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