Le mouvement citoyen, Winou Etrottoir, qui s’est manifesté en dénonçant le laisser-aller, l’incompétence et la corruption des autorités locales, cherche à passer à la vitesse supérieure.
Propos recueillis par Lotfi Maherzi
Le vent de réformes suscité par les mouvements de contestation en Tunisie a permis l’émergence de générations qui réalisent la dimension citoyenne des réseaux sociaux. Winou Etrottoir (WET) est née de cette génération composée de citoyens déterminés ou révoltés par l’inaction, la corruption et l’indifférence des autorités.
Très tôt, les membres de ce mouvement citoyen investissent les réseaux sociaux, dénoncent le laisser-aller, l’incompétence et la corruption des autorités locales, lancent des débats et des actions de résistance citoyennes, demandent aux élus de rendre des comptes et font bouger les lignes.
WET est devenu très vite un label d’engagement citoyen. Car, il a permis aux citoyens de s’impliquer dans la vie de la cité, de participer activement à l’amélioration de leur cadre de vie et de changer les choses en poussant les élus à céder.
C’est une victoire et dans le même temps une forme de reconnaissance par les pouvoirs publics. Une consécration qui a sans doute stimulé l’activité des militants en transformant leur indignation en engagement.
L’engagement aussi dans les affaires de la cité en proposant aux partis politiques traditionnels une charte de doléances et de bonne conduite dans le cadre des prochaines élections municipales. C’est une nouvelle forme de participation du mouvement avec cette idée centrale de faire ensemble y compris avec les partis politiques, pour apporter des réponses aux attentes grandioses des citoyens.
Il reste que WET est aujourd’hui symptomatique d’une asymétrie entre une société qui laisse émerger ces nouvelles aspirations citoyennes et un pouvoir et des partis à bout de souffle qui renvoient en miroir le mépris, la bureaucratie, l’incompétence et la corruption.
Alors, dans ce contexte de crise de représentativité, WET peut-il se transformer en acteur du renouvellement politique afin que le peuple ne soit plus représenté par des apparatchiks corrompus, mais par des élus au service de l’intérêt général.
A cette question cruciale et bien d’autres sur les enjeux citoyens et politiques de WET, le Dr Slim Meherzi, vice-président et l’un des fondateurs du mouvement, a accepté de nous confier ses sentiments et nous parler de la vision de WET sur les rapports entre société civile et les politiques.
Kapitalis : WET est devenu une espèce de label d’engagement citoyen, avec pour objectif premier de rétablir un ordre urbain et restituer les espaces publics aux citoyens. Aujourd’hui, il semble élargir son champ de contestation en soumettant une charte de doléances et de bonne conduite aux partis politiques. En quoi ces doléances concernent le quotidien difficile des tunisiens et pourquoi solliciter les partis politique alors qu’un mouvement citoyen a par définition un champ d’intervention éloigné de l’action partisane ?
Dr Slim Meherzi : Votre question nous a été posée plusieurs fois. Le groupe WET s’est comporté comme un lanceur d’alerte sur les dérives qui résultent de l’incivisme et des passe-droits qui détruisent nos espaces publics et notre société dans son ensemble. Notre force est la réactivité en temps réel de nos membres et en tant que membres fondateurs, nous avons longtemps souhaité rester des citoyens anonymes, afin de permettre à WET d’être plus réactif et spontané.
Après une phase d’initiation et de dénonciation des actes d’incivilité dues a l’incapacité, voire a la neutralité coupable des pouvoirs publics, le temps semble venu de passer à une autre phase : celle de l’engagement, des propositions et de l’action. C’est pourquoi, nous avons décidé, dans le cadre des futures élections locales, de rédiger une charte d’engagement citoyen que nous souhaitons soumettre pour accord, aux organisations, associations et à l’ensemble des partis politiques qui reconnaissent notre Constitution de 2014.
Quel est le contenu de cette charte et quel objectif voulez vous atteindre ?
C’est une charte qui se fonde sur les principes et l’esprit de WET. Nous considérons que notre jeune démocratie ne peut survivre sans débat politique, sans société civile et sans partis politiques, même si la déception voire la rupture de confiance vis à vis de nos politiques est devenue un réel danger pour notre avenir.
Nous sommes conscients que la déception est grande au point où certains citoyens commencent même à «regretter» la dictature. Nous avons donc voulu aller au devant des partis et les inviter à étudier et à valider notre charte. A eux de savoir rebondir, de signer la charte et de s’engager à l’appliquer.
Vous pensez réellement aux engagements des partis politiques, souvent critiqués sur la sincérité de leurs promesses ou dénoncés pour des programmes non tenues ?
Vous avez raison, et bon nombre de nos adhérents vont douter de l’engagement de certains partis, malgré leurs signatures. Nous sommes loin d’être naïfs et nous comptons aller à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) afin de pousser les députés à traduire les éléments de cette charte en textes de loi.
Les signataires auront alors le devoir de participer à cet acte salvateur pour un mieux vivre des Tunisiennes et Tunisiens dans leurs localités.
D’un autre côté, nous ferons en sorte que la vigilance citoyenne soit permanente et dans ce cadre, nous comptons beaucoup sur nos médias.
Afek Tounes sollicité pour signer la charte de Winou Etrottoir.
Vous disiez que l’initiative de la charte de WET consiste aussi à empêcher la déception qu’ont connue les Tunisiens avec les gouvernements précédents. Mais ce sont les partis politiques qui ont déçu?
Oui en effet, mais les Tunisiennes et Tunisiens ont voté, en êtres libres, lors des trois élections nationales. Pour les élections de la constituante, en 2011, le débat fut foncièrement identitaire, «entre bons et mauvais musulmans». En 2014, pour les législatives et les présidentielles, l’appel consistait à «voter contre l’autre», ce qu’on a appelé le «vote utile».
En réalité, le choix du peuple a été biaisé et beaucoup de citoyens se sont sentis bernés.
Ce constat est amer et nous risquons de ne pas supporter une autre déception pour les élections locales, de décembre 2017 voire de mars 2018. L’histoire sera seule juge.
En ce qui nous concerne, la décision d’aller voir les partis politiques pour les convaincre de signer notre charte peut être aussi considérée comme un lancement d’alerte pour ces politiques, car les citoyens risquent de ne plus se déplacer pour voter et notre démocratie serait, alors, réellement ébranlée et mise en danger.
WET a dès sa naissance investi dans les réseaux sociaux à des fins de dénonciation, de contestation et de mobilisation. Les citoyens se sont mobilisés pour dénoncer le laisser-aller et la corruption des autorités locales contraignant au bout de quelques mois le gouvernement à réagir. Êtes-vous réellement satisfait des réactions des pouvoirs publics même si certains de vos adhérents les qualifient de spectaculaires et éphémères. Ils estiment qu’elles manquent de volonté politique réelle et ne marquent pas une franche rupture avec les passes droits et la corruption au niveau municipal? Qu’en pensez-vous?
Oui, beaucoup d’entre nous le pensent sincèrement et déplorent les réactions souvent molles et peu percutantes des pouvoirs publics.
En effet le constat reste mitigé, en dépit de l’impression que nous avons eue au départ de l’intérêt que porte le ministre des Collectivités locales ainsi que certains gouverneurs à notre action. Cependant, il faut le dire franchement, un trop grand nombre de nos témoignages de l’incivisme, des passe-droits et des infractions sont restés lettre morte, sans réaction aucune de la part des pouvoirs publics. Le sentiment de frustration qui risque d’en découler peut être très dangereux pour notre unité nationale.
Avec le parti Al-Joumhouri.
Vous dénoncez la dégradation du niveau de conscience des citoyens et des responsables municipaux. Mais quelle alternative proposez-vous pour trouver des solutions rapides aux attentes des citoyens ?
L’essentiel de ces réponses existent dans notre charte d’engagement. Elles reposent sur 4 axes complémentaires et solidaires : la bonne gouvernance et la transparence, notre cadre de vie et les règles d’urbanisme, le transport et la mobilité des citoyens, la démocratie participative.
Il s’agit donc de trouver ensemble des solutions à ces problèmes dans un contexte marqué par des attentes sociales qui s’amplifient et aussi par un désengagement fort de l’Etat dans les services publics.
Suite aux contacts avec les partis politiques, comment êtes-vous perçus par les partis politiques sollicités pour signer la charte? Est-ce que cette initiative est ressentie comme un apport d’idées, de critiques dans le sens d’une plus grande exigence citoyenne ou bien à l’inverse comme une ingérence dans le champ politique à combattre ?
Il est évident que vous avez des partis qui considéreront que le WET se comporte comme un parti politique. Ces partis ne vont certainement pas signer la charte.
Cependant, les réunions préliminaires avec beaucoup d’autres partis nous poussent à être plutôt optimistes. Tous semblent avoir compris notre volonté d’instaurer un climat de confiance entre nos politiques et le plus grand nombre de nos membres, voir de nos concitoyens.
Ensemble, nous pouvons participer a appliquer cette charte, a l’ARP, bien AVANT les élections municipales, d’en faire un thème essentiel du débat électoral PENDANT la campagne des municipales, et enfin, APRES les municipales, d’en faire un document de travail pour les futurs conseils municipaux, d’autant que le mode de scrutin est à risque pour la bonne gestion des municipalités, avec des majorités faibles et tronquées.
Avec le Front populaire.
Pensez vous que l’action citoyenne de WET pourrait aboutir à des actions politiques, en présentant par exemple des candidats aux futurs élections municipales à l’image de Podemos en Espagne ou bien refusez vous d’y participer car vous jugez le système politique obsolète, préférant d’autres modalités d’intervention, comme la démocratie directe ?
Non nous n’aurons pas de listes WET aux prochaines élections municipales. Mais nous encourageons nos membres d’aller, sur les listes indépendantes ou partisanes signataires de la charte. Plus on aura de citoyens qui porteront nos valeurs dans les conseils municipaux et plus nous considérerons que notre engagement sera salvateur.
Alors quelle est réellement votre combat, réconcilier la société civile et les politiques ?
Le WET fait partie de la société civile, et avec bien d’autres associations et groupes citoyens, il se veut un lanceur d’alerte contre ce qu’il considère comme un risque pour l’avenir de notre jeune démocratie. Notre vœu est que société civile et les politiques parviennent à être complémentaires et non concurrents. La discussion avec les partis politiques engage tout autant le WET que les partis qui signent notre charte, ce sera alors un excellent exemple de maturité. On en a tous besoin pour avancer vers une Tunisie ou le citoyen est le principal centre d’intérêt de l’action politique.
WET n’est pas encore au cœur de la vie politique nationale. Le financement d’une campagne électorale ou encore la visibilité médiatique sont de réels obstacles pour espérer intégrer et changer la politique. Comment allez vous faire sans moyens ni subventions, ni argent du Qatar?
Comme nous n’avons pas l’ambition d’aller aux élections municipales, nous ne sommes pas confrontés à un problème de financement. Notre association vit uniquement des dons et des sacrifices en temps et en réflexion de nos adhérents. Nous avons un devoir de transparence essentiel quant à l’origine de nos finances. Dans notre site, en cours de préparation, tout adhérent pourra avoir accès, en temps réel, aux sources de financement de Winou-Etrottoir. De plus dans ce souci d’une plus grande transparence et de lutte contre la corruption, nous avons finalisé la signature de notre charte avec l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLCC).
Réunion avec le gouverneur de Tunis, Omar Mansour.
Pourquoi selon vous WET est-il absent dans les médias publics et privés. Comment peut-on imaginer un mouvement tel que Podemos en Espagne ou les Insoumis en France sans une couverture médiatique. J’ai l’impression que vous n’arrivez pas à faire votre trou dans un milieu médiatique qui semble bien chargé par une présence exclusive des partis politiques traditionnels?
Peut être parce que les médias sont plus séduit par les partis politiques et l’institutionnel d’une manière générale. Le mouvement citoyen reste encore à la marge et peu sollicité par les médias et nous le regrettons. Le groupe WET a vu le jour en juin 2015, ses fondateurs ont crée l’association WET en octobre 2016, nous sommes une association qui commence à compter dans le paysage politique tunisien. Et nous espérons que nos actions citoyennes ainsi que nos initiatives en direction des partis politique vont conduire les médias à nous accorder plus d’intérêt et d’écoute.
Le champ d’intervention de WET ne cesse de s’élargir notamment en bousculant les hommes politiques alors que paradoxalement le contrôle de l’État sur la vie privée et les libertés individuelles des Tunisiens se fait de plus en plus tatillon. Ceci peut se traduire ici et là par un certain désenchantement démocratique avec ce que cela suppose comme démobilisation sur le plan politique? Pourquoi WET n’intervient pas dans ce débat en se limitant tout simplement à ce qui relève du simple civisme.
WET appartient à ses 82.000 membres, c’est eux qui décident de son champ d’action. C’est eux qui l’ont poussé, à partir des dépassements sur les trottoirs et de l’occupation du domaine public, à devenir un mouvement citoyen. Les gouvernants se doivent d’être au service du citoyen, s’ils se mettent à contrôler notre vie prive et s’attaquent a nos liberté individuelles, non seulement les membres du WET, mais TOUS les Tunisiens refuseront et se mobiliseront.
N’oublions pas le trépied sur lequel repose notre jeune démocratie : liberté, dignité et travail.
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