Pourquoi les Etats-Unis ne voient-ils pas de manière plus favorable la Tunisie depuis les élections démocratiques tenues en 2014 ? Décryptage…
Par Yassine Essid
Le voyage fut l’une des pièces maîtresse de la modernisation. Les politiciens commencèrent très rapidement à multiplier les déplacements vers l’étranger. L’envoi d’ambassades et de délégations, qui passèrent les océans en direction de l’Occident – Europe et États-Unis –, se multiplièrent de manière exponentielle. Cette activation de la diplomatie était surtout motivée par la nécessité de négocier des traités de commerce, de passer commande d’armements, d’entreprendre des démarches pour obtenir une aide économique ou de faire reconnaître, aux yeux des puissances la légitimité d’un pouvoir.
Les choses n’ont pas beaucoup changé, en dépit du développement ahurissant des nouvelles techniques de communication. Et téléphonie mobile, internet, vidéoconférence n’ont pas éliminé les échanges directs entre les êtres humains, ni mis à mal la valeur des prises de contacts personnels pour défendre la cause d’un État à l’étranger, évoquer des sujets épineux, faire-valoir les intérêts communs, interpeller les interlocuteurs étrangers sur l’urgence et la gravité d’une situation, ou leur rappeler les nombreux secteurs ouverts aux opportunités d’investissement.
Coupe claire dans l’aide bilatérale
Pour des raisons évidentes, bien que non publiquement avouées, la récente visite de Youssef Chahed aux Etats-Unis fait suite aux coupes claires annoncées dans le budget de la diplomatie américaine. Il y est question d’une baisse drastique de 28% des ressources financières du département d’État en charge de l’assistance attribuée par la première puissance mondiale à des pays toujours vulnérables économiquement et militairement. Victime collatérale de cette austérité budgétaire, la Tunisie, habituée de longue date à tendre à chaque fois la sébile pour s’en sortir, s’est retrouvée, au même titre que la Maroc, l’Algérie, l’Irak, la Jordanie, pénalisée à son tour par ces mesures d’économie.
L’aide bilatérale, gérée par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), relève essentiellement de deux catégories : l’assistance économique et l’assistance militaire. Seul le revenu par habitant, bas ou moyen, détermine l’éligibilité des pays récipiendaires à cette aide. Or, la Tunisie, malgré ses grandes difficultés économiques et son extrême fragilité en matière de sécurité et de lutte contre le terrorisme islamiste, voit sa dotation pour l’année fiscale 2018 réduite à la portion congrue : 45 millions de dollars comparés aux 142 millions alloués en 2016, soit une allocation insoutenable, diminuée respectivement de 82% pour l’assistance militaire et sécuritaire et de 33% pour ce qui est de l’aide économique.
Ce programme, de par sa sévérité, a fait dire à certains représentants du Congrès, Démocrates autant que Républicains, outrés par ces réductions drastiques, qu’une telle loi, est à leurs yeux déjà mort-née, car elle porte atteinte au leadership américain, traduit une politique à la fois dévastatrice et de courte vue qui ne manquera pas de compromettre l’objectif, pourtant résolument affirmé par le nouveau président, d’engager une lutte tous azimuts contre le terrorisme où qu’il se trouve.
Echec en matière de croissance
Les raisons des futures modifications du montant et de l’orientation de l’aide américaine sont de deux sortes. La première, moins largement admise, concerne les aides économiques appréciées à la lumière de l’échec de nombreux pays en développement en matière de croissance. Car bien des nations, qui bénéficièrent naguère d’un accès aux prêts préférentiels de la Banque mondiale (BM) et du Fonds monétaire international (FMI), et pour lesquels l’aide étrangère est devenue une source de revenus permanente et sûre, rechignent toujours à se soumettre à l’impératif d’entamer les nécessaires réformes structurelles : établir des plans financiers à long terme, réduire les dépenses publiques, chercher de nouveaux moyens de financer le développement, se servir de l’aide pour financer l’investissement plutôt que la consommation, s’assurer des ressources fiscales stables, réduire l’endettement extérieur, et bien d’autres mesures aussi contraignantes qu’impopulaires.
La seconde forme est de nature militaire. Pendant la guerre froide, les préoccupations relatives à l’influence soviétique en Afrique et au Proche-Orient orientaient le choix des pays bénéficiaires au même titre que les objectifs pour lesquels l’aide était allouée. Dans la mesure où les nombreux et coûteux engagements américains contre le radicalisme islamiste s’étaient avérés peu productifs et la menace terroriste bien éloignée du sol américain, il est devenu beaucoup plus difficile de trouver des justifications convaincantes à une modification des programmes d’aide à l’étranger, susceptibles de recueillir le soutien unanime de l’élite politique américaine.
Dès lors, les déboires constatés en matière de croissance économique et le coût exorbitant des interventions militaires en faveur de pays incapables de financer eux-mêmes leurs investissements publics, de profiter de l’extraordinaire croissance des flux de capitaux internationaux en attirant les investisseurs étrangers à la recherche de nouveaux marchés, et encore moins de se défendre contre les menaces extérieures, ne représentent plus un argument sérieux à même de persuader un public d’Américains, de plus en plus rétifs à l’aide internationale, d’apporter leur soutien à des montants d’assistance devenant importants année après année.
L’aide au développement n’est plus impérative
Autant de raisons qui font que l’aide au développement n’apparaît plus aux yeux de nombreux pays occidentaux aussi impérative. Autant de raisons susceptibles également d’influencer un Congrès à majorité républicaine qui devrait logiquement maintenir des pressions à la baisse sur le déficit budgétaire. Quant aux quelques voix clairsemées des partisans de la politique d’assistance au sein même de l’administration, elles ne sauraient couvrir les pressions, plus difficiles à détourner, des adeptes d’une baisse de la dépense publique qui mettent régulièrement en avant la réforme de la politique de l’aide étrangère des Etats-Unis.
On comprend mal, dans ce cas, les cris d’orfraie, entendus ici ou là, sur l’injustice générée par ces restrictions budgétaires, bien qu’elles soient en totale conformité avec le slogan de campagne, tant réitéré par Donald Trump à l’adresse de ses électeurs, celui de «l’Amérique d’abord».
En conséquence, les programmes d’engagement et d’assistance de la diplomatie américaine doivent être compris à l’aune de ce souci, exprimé d’abord par Trump, qui a rappelé qu’«il était grand temps de rendre prioritaire la sécurité et le bien-être des Américains et de demander au reste du monde de faire plus d’effort et payer sa juste part». Un engagement rendu encore plus explicité dans les propos du secrétaire d’Etat, Rex Tillerson, pour qui seuls primeront désormais la sécurité nationale, les intérêts économiques et les valeurs de la démocratie américaine. Par «intérêts économiques», il faut entendre le souci de remplacer l’aide militaire par des prêts ou subventions censés servir exclusivement à l’achat d’armements de fabrication américaine.
Cette idée de transformer la nature de l’assistance militaire étrangère en prêts remboursables profiterait autant aux contribuables qu’aux industriels de l’armement.
Reste que tout cela demeure tributaire de la capacité des pays demandeurs à rembourser ces prêts car les cas de défaillances pour insolvabilité en la matière n’ont cessé de se répéter depuis 1985.
La transition démocratique décrédibilisée par ses errements
Voyons maintenant ce que le chef de gouvernement avait emporté dans sa gibecière afin de persuader les autorités américaines du bien-fondé de sa démarche outre-Atlantique?
D’abord l’argument politique. Une aide financière substantielle favoriserait inévitablement une transition en douceur vers la démocratie et l’économie de marché. La promotion de la démocratie dans le monde arabe, thème privilégié de la première administration Barak Obama, via Hilary Clinton, a certes accéléré la chute du régime Ben Ali, mais son remplacement par une «troïka» d’obédience islamiste s’avéra catastrophique. Ainsi, grâce à son statut de valeur intouchable, la démocratie d’Ennahdha, qualifiée alors en transition et largement soutenue par les autorités américaines, n’aurait servi qu’à cautionner la violence meurtrière, les abus du pouvoir politique, les aides détournées, le détournement des fonds publics et de l’aide étrangère à des fins personnelles, les violations des libertés individuelles, sur simple invocation de son nom.
Il est difficile de ne pas tenir compte des régimes politiques démocratiques dont la souveraineté provient d’un mandat en bonne et due forme que le peuple confie à ses dirigeants par des élections libres et régulières. Néanmoins, cet idéal est souvent battu en brèche par la dure réalité politique et économique. A elle seule la démocratie ne peut pas acheter la reconnaissance internationale tant que perdure la corruption, le népotisme, la division, l’injustice, et l’absence de cohésion nationale envers les problèmes épineux que traverse le pays. Bref, tous les attributs d’une démocratie représentative en régression.
Vient ensuite l’argument sécuritaire. Le retour prochain des jihadistes tunisiens des zones libérées, la frontière poreuse avec la Libye, les cellules dormantes embusquées sur tout le territoire, le harcèlement constant des forces de sécurité, font que la Tunisie est, des pays du Maghreb, le plus exposé aujourd’hui à un terrorisme nourri en permanence par la contrebande et le grand banditisme.
Des justifications qui pourraient sembler raisonnables et convaincantes au vu de la visite solennelle de Chahed au Pentagone et ses entretiens avec les hauts fonctionnaires du département d’Etat et de la Maison Blanche. Or, il leur manque cruellement l’art, devenu si rare chez les dirigeants actuels, de manipuler les craintes de Washington au point de changer la politique interne du gouvernement des Etats-Unis et recueillir par conséquent des montants d’aides plus significatifs au moment même où ils ne constituent plus un outil essentiel de la diplomatie américaine.
Les méthodes de gouvernance en question
La Tunisie se retrouve dans une situation bien paradoxale : gouvernée par un régime politique pluraliste et seul rescapée du Printemps arabe, elle n’est toujours pas capable d’inciter ses partenaires internationaux à prendre enfin conscience de l’importance stratégique de sa géographie dans la lutte contre l’Etat islamique (Daêch), ni de l’amplitude des effets de ses difficultés économiques sur la gouvernance démocratique.
La démocratisation de la Tunisie, dont se sont fait l’écho les médias étrangers et le débat qu’elle a suscité au sein de l’élite politique à Washington, a-t-elle sensibilisé davantage les Américains aux arguments défendus par le Premier ministre?
L’environnement démocratique induit un contexte idéologique nouveau qui permet d’examiner les méthodes de gouvernance sous un jour différent. Or, les Américains ne voient pas de manière plus favorable la Tunisie depuis les élections démocratiques tenues en 2014. Ils la verront toutefois avec plus d’intérêt une fois que l’économie saura répondre aux lois de la bonne gouvernance qui ouvrira le chemin vers la croissance économique et rendra par conséquent l’assistance étrangère moins urgente voire inutile. C’est pour cela que Trump ne s’est pas gêné de réduire l’aide américaine en dépit de la menace terroriste.
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