En Tunisie, l’innovation, trait essentiel de la croissance, est refusé par l’habitude conservatrice des décideurs. Il est temps de lever toutes les entraves à la créativité populaire.
Par Farhat Othman *
Au moment où l’on parle, dans le vide, de la croissance en Tunisie, en voici le secret à travers une vision stratégique pour notre pays selon les vues du prix Nobel d’économie en 2006, Edmund Phelps, chercheur à Columbia à travers son dernier ouvrage : ‘‘La prospérité de masse’’ (éd. Odile Jacob, 448 p).
Le conservatisme des décideurs bloque la croissance
La croissance est au coeur de la prospérité des nations; or, elle ne tient plus dans le progrès matériel et l’avancée économique qui a fait la prospérité des pays développés. Elle est surtout dans le dynamisme du pays tout entier, ce qu’on appelle élites, mais aussi le commun de mortels, par une ouverture à l’innovation et une capacité de l’accepter, en faisant des élites en puissance; car les élites se renouvellement sinon c’est la sclérose et la négation de tout dynamisme et donc de la moindre croissance.
C’est le degré d’un tel dynamisme porté au plus haut point qui fait la force de l’économie de nos jours. Or, ce dynamisme est permis par l’aptitude à l’innovation qui est un désir de changer les choses bien plus et avant la volonté de la faire; c’est alors ce qui permet de finir par avoir forcément le talent nécessaire et la capacité effective pour innover. Cela a lieu, surtout, au niveau mental, et déjà légal au préalable, fondant cet inconscient incontournable et la réceptivité à (et de) l’innovation ainsi que l’action pour vouloir la nouveauté.
Il se trouve que, chez nous, ce trait essentiel de la croissance est refusé par l’habitude conservatrice chez les décideurs à refuser tout ce qui viendrait chahuter l’ordre avec ses privilèges acquis, au point de diaboliser toute nouveauté comme porteuse de risques et d’inconnu, dans cet attachement maladif à ce qui est connu, éculé, ayant surtout abouti à un ordre satisfaisant pour les intérêts établis.
De plus, c’est connu, on préfère le confort à la prise de risque qui est pourtant inhérente à la croissance et à toute activité innovante. Un tel courage à oser prendre des risques est l’anticipation, moteur de toute réussite; c’est l’esprit de conquête des capitaines d’industrie et des défricheurs des voies nouvelles.
La croissance est dans l’innovation
L’économie nationale n’est plus, comme avant, en charge du système de l’innovation. Car avant la mondialisation, l’État national devait s’occuper lui-même du développement des nouveautés et de leur adoption par le public. Désormais, les économies nationales, développées mais surtout aussi sous-développées, devant s’ouvrir à des développements exogènes, l’innovation n’est pas nécessairement nationale. Faut-il être en mesure de la capter et d’en profiter; ce qui nécessite suffisamment d’ouverture à l’étranger et la capacité de profiter de ses avancées pour en faire des atouts propres au service de la croissance nationale.
Aussi, le taux de croissance économique du pays ne peut plus constituer une unité fiable pour mesurer le dynamisme de son économie. C’est qu’en économie mondialisée, une économie à dynamisme faible ou même nul peut bénéficier du même taux de croissance en termes de productivité, de salaires et de tous les autres indicateurs que ceux du pays modernes étant, dans cette économie mondialisée, entraînée par une ou plusieurs des économies à fort dynamisme parmi les leaders économiques.
Prenons le cas de la Tunisie. C’est parce que notre économie ne commerce pas ou pas assez avec les pays à fort potentiel, certes, mais surtout parce qu’elle manifeste peu de vibrance et d’adaptation pour imiter l’adoption de concepts et produits originaux, mais dénigrés comme tels, des pays modernes. C’est ici que se situe le manque de dynamisme et qui est la cause véritable de l’absence de croissance et forcément du sous développement.
Voici un autre exemple, celui de l’Italie, notre proche et si ressemblant voisin; c’est Phelps qui le donne au reste. Entre 1890 et 1913, la production par heure ouvrée y progressait au même rythme qu’aux États-Unis. Pourtant, aucun historien de l’économie n’osait ni n’ose affirmer que ce pays manifestait alors un certain dynamisme, et encore moins le comparer à celui des États-Unis. Ce qui prouve bien qu’une économie à dynamisme faible peut, pendant un certain temps, présenter un taux de croissance plus rapide qu’une économie dotée d’un dynamisme fort.
C’est que le dynamisme d’une économie n’est pas un terme pour désigner la croissance de la productivité. On ne peut plus continuer à penser l’économie moderne selon les concepts classiques dépassés, comme le font nos économistes. Une de ces théories est celle de Schumpeter relative à l’équilibre ponctué, soit une économie générant un savoir économique grâce à ses propres compétences, à son intelligence du lien entre commerce et innovation.
L’innovation est dans les droits et libertés
Nos décideurs et nos économistes continuent pourtant à se référer à une telle obsolescence économique en commettant l’erreur de ne pas savoir distinguer entre économies modernes, moins modernes et non modernes. Leur péché mignon, qui ne leur est pas propre puisqu’on le retrouve encore partout dans le monde, est de considérer les économies nationales, y compris celles qui sont des modèles de modernité, comme des machines à produire des produits de manière plus ou moins efficace, avec juste cette différence que certaines présentent des handicaps naturels alors que d’autres se trompent de politiques en usant de fausse recettes sinon de néfastes solutions. On voit cela, à titre d’exemple, dans le dernier rapport du FMI sur la Tunisie.
On est ainsi incapable de se rendre compte d’une évidence qui crève pourtant les yeux, à savoir que l’économie n’est plus moderne que du fait des idées nouvelles qui sont l’essence de leur modernité. Les idées du passé, comme celle des biens et services, à la base des données relatives au revenu national brut, n’ont plus cours. La modernité est ailleurs; elle est dans les activités permettant et visant l’innovation. Donc de nouvelles idées.
Aussi, pour que notre économie ait une chance de sortir du sous-développement, qui est d’abord mental, elle doit cultiver comme faculté indispensable l’imagination au pouvoir et dans sa législation; ce qui suppose des libertés et des droits à agir, innover, surprendre et étonner. Cela impose aux décideurs, tant politiques qu’économiques, d’avoir le discernement nécessaire de pressentir, sinon encourager, les désirs et besoins populaires de ce qui n’existe pas encore ou ce dont on ne veut pas ou qu’on n’ose pas pour une cause ou une autre, idéologique surtout.
C’est cela la vision stratégique qu’il faut aux dirigeants de la Tunisie et qui consisterait en cette forme d’intuition faisant le charisme chez le politicien et l’économiste bien implanté en son milieu au point d’anticiper les besoins des siens. C’est, en quelque sorte, l’intellectuel organique dont parlait Gramsci.
À l’échelle d’un pays comme le nôtre, cela impose de lever toutes les entraves juridiques et morales à la créativité populaire, d’où la nécessité qu’il y ait une capacité libre à la curiosité poussant à explorer les nouveaux sentiers, quitte à ce qu’ils soient, au début, des chemins qui ne mènent nulle part ou des sentiers de traverse. Car ce sont eux qui permettent d’innover. C’est cet élan imaginatif, qu’on appelle imaginarium, qu’il faut encourager afin que nos concitoyens soient motivés à innover et permettre donc la croissance en Tunisie. D’où est encore plus cruelle l’absence de droits et de libertés, en tous domaines, aujourd’hui dans notre législation.
* Ancien diplomate, écrivain.
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