N’y a-t-il pas une autre manière de fêter l’Aïd El-Idha autrement, en procédant à des abattages symboliques ?
Par Dr Mounir Hanablia *
L’Aid El Idha est cette fête du 10e jour du mois de Dhoul Hajja, survenant le lendemain du principal rite du pèlerinage de la Mecque, la réunion sur le Jebel Arafat. L’abattage du mouton entre déjà dans ce cadre assez particulier, quoique avec plus de 2 millions de pèlerins chaque année, la cérémonie de l’Aïd puisse poser problème.**
Il est donc évident que ce n’est pas le principe de la valeur symbolique de l’Aïd qui interpelle, mais plutôt celui des précautions que le rite du sacrifice d’un aussi grand nombre de moutons devrait imposer sur les lieux mêmes du pèlerinage.
Au-delà de cela, il faudrait se poser la question pour savoir si de Casablanca à Jakarta, et de Kano à Sarajevo, la manière avec laquelle l’Aïd soit fêté en Tunisie par exemple puisse servir de source d’inspiration aux autres nations.
Dans un jardin d’enfants en Egypte, on apprend aux enfants comment égorger un mouton !
Le sens du sacrifice d’Ismaïl
Faut-il vraiment toujours égorger le mouton le jour de l’Aid? Le fait est que depuis la nuit des temps les musulmans ont pris l’habitude de le faire à l’occasion de cette fête commémorant le sacrifice d’Abrahim qui accepta, sur ordre de Dieu, à la suite d’un rêve, de sacrifier Ismaïl qu’il avait eu à un âge très avancé, alors qu’il avait désespéré de pouvoir engendrer un jour un fils qui assurerait sa descendance pour l’éternité.
Pourquoi l’a-t-il accepté? Sans doute parce qu’il s’agissait de pratiques normales dans le cadre des relations entre l’homme et son dieu, et il ne faut pas oublier que la grande majorité des peuples de cette époque là étaient polythéistes, beaucoup présentaient des offrandes à leur divinité, parfois des sacrifices d’animaux, sinon humains.
Il est donc clair que le monothéisme primitif avait emprunté aux cultes polythéistes toutes les pratiques rituelles ainsi que les attitudes mentales, liant l’homme à la divinité. Mais pour en revenir au sacrifice d’Ismaïl, le judaïsme rabbinique a contesté cette version de l’histoire, pour lui Abraham, ainsi qu’il le nomme, aurait reçu de Yahvé l’ordre de sacrifier Isaac, le fils selon eux légitime qui serait plus tard le père d’Israël, le peuple de l’alliance. Mais à la différence des musulmans, les juifs ne commémorent pas cet événement; peut être l’avaient il commémoré avant la destruction du temple de Jérusalem lorsque le culte juif était principalement constitué de sacrifices d’animaux.
Quoi qu’il en soit, il apparaît que cette fête n’est déjà pas celle du mouton, et qu’elle soulève une contestation concernant la personne du sacrifié, de laquelle découle une légitimité, et un droit. On peut même considérer qu’elle marque une divergence concernant des ancêtres communs, à partir d’un passé partagé.
Donc l’Aïd El Idha fait partie du processus de différenciation par lequel l’islam s’était, par le biais d’un certain nombre de mesures symboliques, détaché d’une communauté apparentée avec laquelle il continue de partager beaucoup de pratiques communes et de convictions.
Mais le sacrifice d’Ibrahim n’est pas que cela, c’est aussi un événement fondateur d’une nouvelle relation dans laquelle le Dieu unique s’interdirait d’exiger de ses fidèles des sacrifices humains rituels.
Préserver le cheptel pour assurer l’autosuffisance alimentaire.
Rite communautaire ou individuel?
Le fidèle Ibrahim Abrahim avait accepté de sacrifier son fils pour obéir à l’ordre divin qui testait la sincérité de sa foi, mais la divinité ne l’exigerait désormais plus. Il y a donc incontestablement dans l’Aid El Idha la commémoration de l’irruption d’un interdit moral dans l’exercice du rite, celui de faire couler le sang humain, remplacé pour les besoins de la cause par celui de l’animal.
Pourquoi dans le rite seulement, là est la question! C’est qu’il y a eu dans le même temps un phénomène de transfert symbolique à partir du caractère divin d’un être créateur de l’univers, éternel et immanent, vers l’ensemble d’une communauté qui désormais en serait le représentant, et dont les ennemis seraient désormais ceux de la divinité, Allah Yahvé.
A partir de là on peut dire d’abord deux choses : la première est que la pratique rituelle de faire couler le sang tendait vers la disparition, elle devenait l’exception, une seule commémoration annuelle où des bêtes étaient sacrifiées, et la seconde est que seul un cadre communautaire et non pas individuel justifiait cette profusion de sang.
Le paradoxe dans la pratique de la religion musulmane aujourd’hui en plein XXIe siècle, est que la fête commémorant le sacrifice d’Ibrahim se soit transformée en une effusion de sang pratiquement individuelle où l’intérêt de la communauté par le biais du devoir de solidarité, en particulier envers les économiquement défavorisés privés tout le long de l’année de la ration protéique nécessaire, passerait au second plan.
Une mascarade organisée par les faux dévots
Chaque année, cet abattage massif de bétail provoquerait des problèmes financiers du fait de l’importation de bêtes en provenance des pays étrangers, économiques se répercutant sur le prix de la viande et du bétail, d’autres vétérinaires, ou d’hygiène domestique ou publique, les restes des bêtes étant abandonnés sans aucune précaution aux chiens errants vecteurs de l’hydatidose et de la rage. Et même des répercussions médicales avec une recrudescence des plaies par armes blanches que les urgentistes de garde les jours de l’Aïd connaissent bien. Enfin il n’y aurait aucune chance de reconstituer un cheptel suffisamment nombreux pour assurer l’autosuffisance alimentaire.
Malgré tout cela, on n’a jamais vu le mufti d’Al Azhar, celui de la Mecque, ou nos fougueux imams tunisiens, attirer l’attention sur le sens véritable du sacrifice d’Ibrahim, en proposant d’autres manières de le fêter, en particulier en ne procédant qu’à quelques abattages symboliques et en permettant aux pauvres d’acheter leurs bêtes pour avoir une réserve de viande.
Jusqu’à quand y aura-t-il ces odeurs aigres de laine souillée flottant dans l’air, et ces brouillards issus des fumées de viande grillée s’élevant en pleine canicule au dessus des villes, dont la seule utilité ne serait que rappeler que les flammes de l’enfer n’épargneraient pas ceux qui confondent religion, ripaille et débauche de viande et de boisson, alors que les gens ne trouvent pas de quoi manger au Yémen, en Syrie, en Irak et meurent par milliers?
Il faudrait enfin prendre le bélier par les cornes afin que cette mascarade organisée comme toujours par les faux dévots, cesse, une bonne fois pour toutes.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
** Le titre et les intertitres sont de la rédaction.
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