Dans ‘‘Tunis by night’’, Elyès Baccar donne la désagréable impression de cautionner le projet conservateur des islamo-conservateurs.
Par Mohamed Sadok Lejri *
Manifestement, Elyès Baccar, dans son nouveau film sorti cette semaine dans les salles tunisienne, s’inspire du cinéma néo-réaliste. Il essaye de donner la représentation de la réalité tunisienne sur une structure dramatique. Ce film est une succession de révélations quasi-documentaire qui croule sous le poids du pittoresque et des clichés.
Dans ‘‘Tunis by night’’, Elyes Baccar ne fait pas surgir le sens et a fortiori la portée des événements qui jalonnent l’histoire et ne parvient pas à effacer les ambiguïtés qui lèsent sa dernière œuvre. A la fin du film, les spectateurs peuvent se sentir un peu perdus : «Ce film vient-il cautionner le projet conservateur des islamo-conservateurs ou avons-nous mal interprété le film?», pourraient se demander certains.
D’ailleurs, ce film a suscité, ces derniers jours, une levée de boucliers chez certains progressistes et féministes.
Amira Chebli : une fille qui a soif de liberté harcelée par son frère religieux.
Intrigue maladroite, message ambiguë
Aziza, rôle interprétée par Amira Chebli, est une fille qui fréquente le milieu interlope des hardos (il s’agit plutôt d’un milieu hardos/punk qui a un goût prononcé pour les vieux standards et qui ressemble plus à ce que l’on voit dans les films américains qu’à la réalité tunisienne). C’est une fille qui a soif de liberté et qui veut jouir de la vie, mais son frère la harcèle sans cesse jusqu’à sa chambre à coucher pour lui faire prendre conscience de la «mauvaise voie» qu’elle a prise.
Le problème, c’est que l’intrigue est tellement maladroite que n’importe quel spectateur tunisien donnera raison au frère et à ses leçons de morale. On voit par exemple Aziza sombrer dans l’abîme à cause de l’absence du père et de ses «mauvaises fréquentations». Son petit-ami, guitariste du groupe dans lequel elle joue, la traite comme un objet sexuel. Aziza est, en quelque sorte, une fille en détresse qui cherche à se soustraire aux contraintes morales, une fille qui gagnerait à se libérer du personnage toxique qui l’accompagne et qui fait porter la responsabilité de son mal-être à sa famille.
Youssef, le père interprété par Raouf Ben Amor, est un homme de culture et animateur radio très apprécié du public, mais dont la carrière professionnelle n’a été qu’une longue et douloureuse frustration à cause de la censure. Il noie sa frustration dans l’alcool et apparaît comme le père tunisien traditionnel qui est trop distant de ses enfants et qui délaisse complètement sa femme Amal interprétée par Amel Hedhili.
Cette dernière est celle qui absorbe toute l’angoisse qui pèse sur la famille, elle est rongée par la solitude, insatisfaite sur tous les plans et se réfugie dans la religion. Le grand frère, interprété par Helmi Dridi, fait partie de ces jeunes qui ont succombé au discours dévot sans se laisser pour autant manipuler par l’islam politique et souhaite éloigner sa sœur des «turpitudes» de ce bas monde.
Ainsi, les Tunisiens conservateurs et ceux qui évalueront ce film au premier degré seront confortés dans leurs convictions machistes et liberticides en regardant ‘‘Tunis by night’’.
Certaines ambiguïtés peuvent gêner le public progressiste et féministe et être mises à profit par le public conservateur: une jeune fille qui se rebelle contre sa famille, contre la société et la morale établie ne peut finir que paumée, droguée et se fera à coup sûr exploiter sexuellement par les hommes.
A ce niveau-là, Elyes Baccar a commis une erreur et le fait que ce film dérange les progressistes et les féministes rebelles au patriarcat et en quête d’émancipation est tout à fait compréhensible.
Helmi Dridi, le frère conservateur.
Baccar apporte de l’eau au moulin des conservateurs
Ce film parle aussi de la montée de la ferveur religieuse par réaction à une société qui brise tous les codes et de plus en plus «dévergondée», par réaction aux abus d’une élite prévaricatrice et dépravée, mais aussi en réponse à la solitude et pour atteindre une espèce de sérénité fragile.
Le procès qu’Elyes Baccar intente à la petite-bourgeoisie qui a émergé sous le règne de Ben Ali en pointant ses vices et ses mœurs dissolues pourrait également éveiller la suspicion des esprits laïcs.
‘‘Tunis by night’’ est aussi l’histoire d’un édifice qui est en passe de s’écrouler parce que les fondations morales ont cédé.
C’est, certes, un film audacieux, mais un peu caricatural. La pauvreté du scénario ne nous empêchera pas de rendre justice à ses interprètes. Les acteurs étaient excellents, notamment Amira Chebli qui m’a vraiment fasciné dans le rôle d’Aziza, un rôle de composition qui lui permet une indéniable virtuosité.
Le réalisateur se voulait réaliste, mais, in fine, et par une impardonnable maladresse, il apporte de l’eau au moulin des conservateurs.
Nos réalisateurs ont cette fâcheuse manie de vouloir parler de tout dans un seul film : de politique, de répression intellectuelle, de problèmes sociaux, des problèmes de couple, de frustration et de sexualité… Ce qui souvent lieu à une œuvre brouillonne dont le scénario bafouille et manque de rigueur, le réalisateur finit par aligner des clichés qu’il aurait pu éviter s’il avait cerné davantage sa thématique et travaillé en profondeur. Et Elyès Baccar est tombé dans ce piège.
* Universitaire.
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