Le gouvernement tunisien est dans une logique de «fiscalité d’urgence», de «fiscalisme bricolé» et franchement «populiste», pour ne pas dire de «basse-cour»!
Par Asef ben Ammar *
Pour le décor: Des «oies» s’agitent, s’énervent et crient de plus en plus fort, signifiant qu’elles sont déjà assez déplumées, et font tout pour dire allez déplumer ailleurs, chez les coqs, canards, poules, poussins… et autres volailles de la basse-cour.
La quadrature du cercle!
Pour la parabole: c’est Colbert, le ministre des Finances de Louis XIV, qui définit la fiscalité comme l’«art de l’imposition consiste à plumer l’oie pour obtenir le plus possible de plumes avec le moins possible de cris».
La métaphore de Colbert symbolise les enjeux de la fiscalité, en indiquant un précepte portant une corrélation forte et statistiquement significative entre les décibels (issus des cries) et l’action fiscale qui tente de maximiser les impôts, et taxes ou autres prélèvements fiscaux, en minimisant les cris et les signes de mécontentement!
Sans aucun doute, cette métaphore est dans toutes les têtes et tous les esprits des professionnels et fonctionnaires du ministère des Finances en Tunisie. Sous l’autorité du tout nouveau ministre, Ridha Chalgoum, le mandat est sans équivoque : trouvons des solutions à l’impasse fiscale et ciblons les «oies les moins criardes»!
Il faut mobiliser un peu plus que 10 milliards de dinars additionnels pour équilibrer un budget de dépenses de quelque 36 milliards de dinars pour l’exercice de 2018. Faute de quoi, le gouvernement ne peut que couper dans les services publics, allant jusqu’à raboter le soutien aux couches déshéritées et régions défavorisées. Le tout pour payer les salaires. Tous marchent sur des œufs, et cherchent à solutionner la quadrature du cercle, en quelque sorte!
Une classe politique qui «fait l’autruche»
Le ministère des Finances fait face à un défi énorme. Rappelons que ce département est resté longtemps sans ministre en titre, depuis le limogeage de Lamia Zribi, suite à ses déclarations au sujet de la dévaluation du dinar, et de l’impératif de mettre en place un système de taux de change flexible, comme fait en Égypte notamment.
Les fonctionnaires de ce ministère sont épuisés par la rotation de leur ministre, avec depuis 2011, quasiment une moyenne d’un ministre diffèrent tous les 6 mois. Et chacun a ses directives, ses erreurs et son lot d’apprentissage sur le tas!
Ce n’est pas simple, et l’équation est complexe et à plusieurs contraintes : il faut bien trouver de l’argent frais pour boucler un budget à déposer vers la mi-octobre, espérant un vote parlementaire début décembre 2017.
Tous les acteurs sont aux aguets, et posent chacun ses lignes rouges à ne pas dépasser! Les consommateurs ne veulent pas des augmentations des prix, les producteurs ne veulent pas être imposés davantage, les fonctionnaires ne veulent pas qu’on touche à leurs privilèges!
Les professionnels et experts gérés par le ministre Chalgoum doivent s’arracher les cheveux, et doivent se doper à la caféine avec des nuits blanches pour arrondir les angles, consulter, argumenter… et peaufiner le budget préliminaire comme un soubassement à une Loi de Finances charnière. Ça passe ou ça casse! Le FMI est aux aguets, comme les autres préteurs internationaux qui ne comprennent toujours pas pourquoi on ne procède pas aux réformes douloureuses et qu’on cache l’impasse budgétaire à l’opinion publique.
Youssef Chahed, le chef du gouvernement et ses conseillers politiques doivent aussi s’agiter, pour trouver les meilleurs «silencieux» et «calmant» pour faire taire les oies, tout en ramassant le plus de plumes au bout du compte. Nous sommes dans une logique de fiscalité d’urgence, de «fiscalisme bricolé» et d’un fiscalisme franchement «populiste», pour ne pas dire de «basse-cour»!
Un cran d’arrêt budgétaire!
Mais, ici s’arrêtent les métaphores, et les détours et pour en venir aux pistes de solutions à suggérer et à élaborer. Pour faire face à l’impasse fiscale, autant faire se peut, quatre principes directeurs sont proposés pour aller de l’avant dans les réformes incontournables qu’attendent la Tunisie, ses citoyens et entrepreneurs confondus.
1- Un cran d’arrêt budgétaire. Déjà testé dans d’autres pays (Canada, Grèce, Royaume-Uni, etc.), le principe du cran d’arrêt budgétaire consiste à arrêter net les augmentations budgétaires pour les ministères et organismes et exigent que les ministres et les gestionnaires concernés fassent avec ce qu’ils ont (en budget) pour atteindre une gestion optimisée, sans augmentation nette des budgets. Une approche fondée sur un «jeu à somme nulle»! Les augmentations pour une action donnée doivent être accompagnées par des coupures ailleurs, dans le même département. Le cran d’arrêt budgétaire peut aller jusqu’à couper dans les indemnités et dépenses ostentatoires du ministre et de ses directeurs généraux. Il faut donner l’exemple, les premiers responsables doivent jouer le jeu de la réduction de leurs privilèges au bénéfice de la réduction des dépenses.
2 Une révision systématique et urgente de tous les programmes et organismes publics et parapublics. Ici aussi, l’exercice consiste à passer en revue (policy review) de tous les programmes et les dépenses ministérielles, pour répondre à trois questions majeures: i) Pertinence : Est-ce le rôle de l’État de financer le programme, est-ce qu’il ne peut pas se faire par le privé? ii) Capacité à payer : Est-ce que les coûts du programme en question tiennent compte de de la capacité à payer du citoyen moyen en terme d’imposition et de taxes défrayées (directement ou indirectement) et iii) Efficience : Est-ce que l’État ne peut pas faire autrement pour davantage d’efficacité et d’efficience des dépenses publiques.
Les programmes coûteux, les programmes fossilisés ou redondants doivent être révisés, remplacés on simplement arrêtés. Ce genre d’exercice peut être confié à un comité d’experts indépendants désignés par le chef du gouvernement pour remettre un rapport opérationnel et axé sur le quoi faire d’ici décembre! Avec un mandat de 3 mois, et une sélection de plus de 300 programmes et organismes à passer au crible. Une économie de 2 milliards de dinars peut facilement être faite rapidement. La constitution du Comité en charge et son mandat peuvent s’inspirés de l’approches britannique et ses critères de notation des programmes à abolir ou à réviser.
3. Un délestage des encombrants. Le gouvernement tend à perdre le contrôle sur les équilibres budgétaires et risque d’avoir de sérieux problèmes de liquidités pour payer les salaires au courant de 2018. Pour éviter de se trouver dos au mur, et d’agir par obligation vitale, le gouvernement doit arrêter une liste d’actifs devenus encombrants pour s’en départir avant qu’il ne soit trop tard! La dette explose et les indicateurs économiques s’empirent et aux «grands maux, les grands remèdes».
4.Une fiscalité à revamper! Cette perspective est bien plus complexe et plus emblématique, considérant son impact sur les catégories sociales visées par la hausse des impôts et les impôts les visant. Mais, le gouvernement doit innover pour remplacer les cadeaux fiscaux par des instruments moins coûteux pour le Budget de l’État.
Pour faciliter les augmentations d’impôt et des taxes, le gouvernement doit faire des compromis, en conférant des crédits d’impôts ou des privilèges compensatoires. C’est une logique de donnant-donnant pour faire avancer les choses et sortir du statu quo.
C’est technique, mais c’est faisable et les bonnes pratiques internationales le démontrent (notamment dans les pays de l’OCDE).
En Tunisie, le recours aux crédits d’impôts (remboursables ou pas) est encore insuffisamment exploré, et l’État tunisien a un penchant endémique pour la facilité, comme faire payer plus ceux qui paient des impôts, en procédant de façon paramétrique (one size fits all), avec des règles «mur-à-mur», en évitant la modulation et l’innovation fiscale. Les expériences anglo-saxonnes à ce sujet sont riches en enseignements utiles pour repenser la fiscalité tunisienne et la sortir des sentiers battus qui la figent dans ses héritages d’un fiscalisme suranné, désuet et qui date des années 1960 et 1970.
Beaucoup de pistes fiscales ne sont pas explorées actuellement, et c’est dommage pour la Tunisie et ses nouvelles générations. Cela dit, parions que la nouvelle Loi de Finances va apporter de l’innovation qui va contredire mes perceptions et lectures des rigidités actuelles de la fiscalité tunisienne.
* Ph.D., analyste en économie politique
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