Le 40e jour de la mort des victimes de l’accident de Kerkennah est un moment de recueillement, mais aussi de mise au point concernant ce crime légal qu’est l’émigration clandestine.
Par Farhat Othman *
Selon la tradition, les familles des victimes de l’accident de la barque des clandestins, qui a eu lieu au large de Kerkennah (Sfax), célèbrent le 40e jour de leur tragique mort.
À cette occasion, il est bon, de rappeler que le vrai crime de l’immigration clandestine n’est pas celui de ces innocents si jeunes, morts en voulant vivre dignement. Le vrai forfait est celui de l’impossibilité qui leur est faite de circuler librement, un droit garanti aussi bien par le droit national qu’international et que bafoue une politique migratoire occidentale obsolète, devenue criminogène.
La clandestinité : un forfait légal
L’image qu’on se fait publiquement du clandestin est le parfait exemple de ce qu’on pourrait qualifier de crime légal que créent les lois et des pratiques publiques injustes.
En effet, franchir aujourd’hui clandestinement la frontière d’un pays est la stricte conséquence logique de sa fermeture abusive au-devant des humains quand on l’ouvre de plus en plus et totalement pour ses créations et son oeuvre, les marchandises et les services.
Certes, il y a bien le visa pour circuler, dira-t-on; mais sa réalité et sa pratique contredisent une telle prétention, son obtention relevant du parcours d’obstacles, sinon du combattant. C’est notamment le cas pour les catégories les moins favorisées, dont les jeunes, qui ont le plus besoin de bouger et qui sont concrètement dans l’impossibilité totale de circuler légalement entre la Tunisie et l’Europe.
Il s’agit d’un espace historiquement naturel de circulation pour le Tunisien. Il fut ainsi un temps où l’on venait même chercher la force nationale de travail au fin fond de nos villages pour la reconstruction d’une Europe dévastée, y compris en allant jusqu’à encourager les arrivées clandestines sur le territoire européen.
Supposée incontournable dans le cadre de la lutte contre la clandestinité, l’impossibilité actuelle de traverser les frontières de l’Europe est bien la cause majeure qui crée cette clandestinité. Et c’est ce qu’il faut dénoncer, surtout que cela génère désormais, quasi quotidiennement, des drames en Méditerranée, un holocauste moderne selon la terrible expression de la maire de Lampedusa (Sicile, Italie), bien placée pour en parler puisque l’île est aux avant-postes de cette tragique réalité.
Une telle politique de l’Europe est devenue immorale et même criminogène; or, notre pays y contribue activement en voulant retenir ses citoyens de circuler librement au risque d’y laisser leur vie, telles ces pauvres victimes de l’accident des îles Kerkennah. Elle doit donc être revue par une mutation radicale de son pur aspect répressif actuel vers une gestion rationnelle qui soit efficace et profitable à tous.
On ne compte plus les opérations de police pour contrer les tentatives des jeunes, allant crescendo, franchissant les frontières. La police a bien plus sérieux à faire avec le péril terroriste. De plus, peut-on contrer le sens de l’histoire ?
Or, il est dans la libre circulation de tout, humains comme marchandises, du fait de l’interdépendance des pays du monde devenu un immeuble planétaire. On ne peut, indéfiniment, ériger des murs entre ses étages, barricader certains de ses appartements tout en exigeant que d’autres soient sans portes fermées, ouverts à la violation au nom de la sécurité de l’immeuble tout entier.
La libre circulation : un droit
Notre vision des tentatives désespérées de nos jeunes pour ce qui est supposé être une émigration clandestine doit impérativement changer afin de mieux convenir à la réalité, éthiquement, mais aussi juridiquement.
Aussi, les actions de contrôle des forces de l’ordre pour empêcher de telles tentatives de la part de nos jeunes relèvent moins d’opérations de véritable maintien de l’ordre que d’une complicité objective avec une politique inepte de l’Europe, de plus en plus dénoncée par les voix justes en Occident même comme étant criminelle.
Au lieu d’être au service d’une telle politique condamnée à évoluer, faisant tous les jours la preuve de son total échec, pourquoi ne pas contribuer à hâter la fatale et inéluctable évolution en arrêtant d’être le supplétif d’une Europe devenue autiste à ses propres valeurs ?
Cela suppose que l’on arrête de harceler encore plus nos jeunes déjà empêchés de vivre paisiblement leur vie en leur propre pays étant toujours brimés par des lois injustes, scélérates même, qui leur interdisent même de s’aimer, échanger un baiser, par exemple.
Notre impératif éthique du moment est de n’être plus les complices actifs des terribles drames transformant la Méditerranée en charnier, en harcelant injustement nos jeunes, principales richesses du pays, dans l’unique intérêt de l’Europe.
Pourquoi donc ne pas exiger d’elle la transformation du visa actuel en visa biométrique de circulation? Oui, au risque de faire hurler les esprits chagrins d’un monde fini, je dis bien exiger, car le droit le permet, mais ne l’empêche qu’une vision de la diplomatie antique et de convenance.
Le libre mouvement humain est un droit fondamental de l’homme, imposé qui plus est par les textes régissant les rapports liant la Tunisie et l’Europe. Il est aussi un outil fiable contre la clandestinité, satisfaisant à tous les réquisits sécuritaires en plus du respect de la légalité internationale bafouée par le prélèvement sans compensation sérieuse des empreintes digitales des candidats au visa.
Car la seule compensation juste en la matière est que cela se fasse contre la délivrance gratuitement du droit à circuler librement pendant une certaine durée, devant être d’une année au minimum, emportant des entrées et des sorties multiples.
Dans l’intérêt de toutes les parties et celui de notre jeunesse aujourd’hui martyrisée, c’est ce que garantit l’outil proposé qui a le mérite, outre de mettre un terme aux drames qu’on déplore en Méditerranée, de se situer dans le sens de l’histoire.
Assurément, il autorisera une sortie souple de l’impasse actuelle du visa de la honte par une ouverture des frontières de façon rationnelle, étant bien encadrée, se faisant sous couvert du visa actuel, mais devenant de circulation sans restrictions ni avanies, une sorte de libre mouvement, mais sans nuls risques, notamment en termes de sécurité, impératif catégorique des réalités du moment.
* Diplomate et écrivain.
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