Pourquoi l’exécutif actuel ne parvient-il pas, comme ceux qui l’ont précédé, à donner aux Tunisiens, même les moins pessimistes d’entre eux, le goût de vivre ou la volonté de croire?
Par Yassine Essid
L’enregistrement de la conversation téléphonique ne laisse pas place au doute. L’homme à tout faire de Hafedh Caïd Essebsi, au nom prédestiné de Toubel (à ne pas confondre avec «tabbel» ou joueur de tambour), annonce sans vergogne à son interlocuteur et collègue de Nidaa Tounes, le député Youssef Jouini, que son fils Aymen, titulaire d’un BTP (brevet technique professionnel), a été choisi pour être nommé, défense de rire, au poste de délégué (sous-préfet) de Mnihla, gouvernorat de l’Ariana. Il lui demande de mettre une vive diligence à lui communiquer son CV dans les délais les plus brefs.
Hafedh Caïd Essebsi, dont le portrait officiel de président de Nidaa Tounes, qui s’effiloche de jour en jour, trône désormais sur les murs du siège du parti, en attendant qu’il soit affiché bientôt dans tous les bâtiments publics, vient ainsi franchir un pas de plus dans l’outrecuidance, en enjambant avec mépris toutes les autorités (in)compétentes. Il faut admettre que même son père n’est plus capable de le rappeler à la décence. Encore faut-il qu’il consente à le faire.
Hors des sentiers battus de la science administrative
Loin de l’exécrable tohu-bohu politique, le Premier ministre, probablement sous l’effet du fléchissement inexplicable de sa campagne anticorruption, et qui regarde le pays s’enliser chaque jour davantage dans de déprimants échecs économiques et sociaux, conçoit de plus en plus son activité hors des sentiers battus et rebattus par la science administrative.
Se substituant à bon nombre des ministres de tutelles, dont la plupart ne servent strictement à rien, Youssef Chahed s’est épris pour les actions concrètes. Telles ses visites inopinées aux marchés de gros. Il croît sincèrement que le fait de prononcer des mots, de déambuler lentement et sérieusement entre les étals de légumes, fruits et poissons, en n’ayant à l’esprit que les millions de bouches à nourrir, il parviendra à ajuster l’offre et la demande, accélérant dès lors la baisse des prix. Sauf qu’il n’y a plus grand monde dans ces lieux publics censés gérer le flux de marchandises qui garantissent la disponibilité des produits, déterminent le juste prix afin de répondre aux besoins spécifiques des clients professionnels.
Si les marchés de gros sont aujourd’hui de moins en moins approvisionnés, c’est parce que les circuits de distribution se sont installés ailleurs, à l’abri des restrictions réglementaires et fiscales systématiquement contournées, offrant aux acteurs du secteur de l’agriculture et celui de la transformation industrielle un débouché nettement plus lucratif aux dépens du consommateur et du trésor public.
Des partis au pouvoir dépourvus de ligne politique et aux contours idéologiques flottants.
La Tunisie perd 3,6% de son PIB en fuite de capitaux
Ainsi, l’arrière d’une camionnette, ou d’une fourgonnette, assorti de quelques cagettes ou d’une planche de bois, stationnées sur tous les lieux de passage, se transforment aussitôt en échoppes itinérantes qui vendent fruits et légumes à des prix réputés imbattables. En tous les cas moins chers que chez les commerçants traditionnels.
D’ailleurs, ces derniers sont souvent nargués par les vendeurs à la sauvette, qui s’installent avec une arrogance excessive devant leurs boutiques, profitant impunément des avantages certains que procure l’économie informelle.
En plus de la désorganisation et de la spéculation, qui caractérisent le marché alimentaire, responsables de la pénurie et de la flambée des prix, un rapport du Global Financial Integrity (GFI) révèle que le pays perd annuellement 1,684 milliards de dollars en fuite de capitaux. Ce qui représente 3,6% du PIB tunisien. Et comme un malheur ne vient jamais seul, l’Union européenne (UE) vient de décerner à la Tunisie le statut de «paradis fiscal». Un au-delà merveilleux certes, mais aussi une sphère d’irresponsabilité d’un Etat à court de solutions pour imposer l’obligation morale de payer les impôts et mettre fin à l’impunité fiscale.
Cette révélation, que personne n’a vu venir, aura entre autres conséquences, de rendre moins accessibles les aides européennes à la Tunisie. Un camouflet essuyé par le gouvernement pour son indulgence de facile absolution des contrevenants, pour sa diplomatie de vaines gesticulations, enfermée paresseusement à Carthage dans les conceptions désuètes des relations internationales, aggravée par un personnel diplomatique de moins en moins compétent et, par suite, incapable de d’éviter au pays un tel affront.
Apologistes passionnés et incompétents nuisibles
Que de fois avions-nous entendu récapituler la longue liste de réalisations à venir de la part d’apologistes passionnés de la continuité de l’Etat, de la prospérité inéluctable et des lendemains qui chantent. Les gouvernements changent, mais la confiance continue en revanche à aller infailliblement aux personnages les plus falots, les plus nuisibles; aux plus flatteurs et aux moins compétents. Rien que pour la présidence de la république, dix-huit conseillers, confortablement établis dans leur fonction, entretenus grassement par les caisses de la république, arpentent désœuvrés les couloirs du palais ne sachant à quoi amuser leurs journées.
Les faits sont têtus, et l’infirmité du gouvernement à régler des problèmes devenus fort insolubles à force d’être continuellement reportés, est patente. Avec ou sans FMI, le gouvernement Chahed a atteint, avec sa Loi de finances 2018, les limites du possible, ne sachant plus quoi faire, ou quelle mesure privilégier. Car chaque décision prise génère ses propres vulnérabilités. Alors on ne sait plus quoi faire : continuer comme par le passé, au risque d’alourdir l’endettement extérieur, d’aggraver l’inflation et de mettre en péril la relance de l’économie? Ou bien privilégier l’austérité et mettre en œuvre des réformes longtemps prescrites au risque d’une explosion sociale? Sachant que chacune des mesures prises pour réformer l’économie du pays ou contraindre les rentiers à payer leur impôt ferait face à une levée de bouclier parmi les députés, tous au service de ces rentiers…
Des députés versatiles et aux mœurs relâchées.
Que n’a-t-on pas entendu pendant la campagne électorale par les candidats aux élections, et de la bouche même de ceux qui gouvernent aujourd’hui, et qui se gardent bien de citer ne serait-ce qu’une seule mesure annoncée et réalisée.
La majorité des gens n’étant pas apte à juger les détails des programmes proposés avait cru alors que le processus démocratique allait introduire un changement total de la donne politique et économique. A l’époque, tous les objectifs étaient estimés à portée de main, parfaitement réalisables, faciles même, moyennant des investissements, une organisation efficace et du temps.
FMI ou pas, le pays est en situation de survie et au mieux sous perfusion financière. Alors au diable le développement durable, la solidarité sociétale, la transition énergétique, la bonne gouvernance, la recherche impérative d’un nouveau modèle de progrès économique et social. Alors à quoi bon courir après des chimères qui font naître des illusions sans fondements.
Cette nouvelle démocratie, revendiquée d’abord comme un processus de transformation rapide et profond du système politique, revendiquée ensuite comme un succès historique une fois surmontée la première élection présidentielle au suffrage universel, est de plus en plus confuse, instable, incertaine.
On voit défiler à tire-larigot les excuses, tant de fois invoquées : la transition démocratique demande encore plus de temps, les enjeux ne sont pas uniquement d’ordre institutionnel, les soutiens financiers seront les garants de la pérennité de la démocratie, etc.
Le chef de gouvernement multiplie les visites inopinées aux marchés de gros pour faire baisser les prix.
Le spectre de «la république bananière»
On ne devient pas de toute force ou par un heureux hasard homme d’Etat. En général, la valeur d’un chef de gouvernement qui compte réussir une longue carrière en politique, réside en sa capacité à maîtriser un certain nombre de compétences requises pour diriger un pays et se dévouer corps et âme pour ses habitants.
Or, les défis reconnus, qui appellent l’engagement, sont aussitôt anéantis par les innombrables turpitudes de l’exécutif, son incompétence et son manque d’audace.
Le chef d’Etat et son entourage, le gouvernement et sa pléthore de ministres, les députés et leurs mœurs relâchées, les sourds grognements des partis au pouvoir dépourvus de ligne politique, aux contours insuffisamment clairs pour qu’on puisse les situer idéologiquement, ne sont plus l’antidote à la grisaille des jours.
Le gouvernement actuel, en dépit des mauvais indicateurs, continue à rassurer la population par de vaines promesses, dont il sait pertinemment qu’elles ne se réaliseront pas. Il ne donne plus à la majorité des Tunisiens, aux plus pessimistes, aux plus incertains, aux plus dubitatifs, le goût de vivre, ni la volonté de croire.
La soi-disant «Tunisie nouvelle», vouée aux avenues royales de la démocratie, s’achemine vers l’impasse. Une réalité lancinante qui ne cesse de trouver sa traduction sous la forme d’avertissements sérieux lancés par le Fonds monétaire international (FMI), la Banque Mondiale, les instituts de notation et aujourd’hui l’Union européenne (UE). Ils mettent tous en garde les gouvernements successifs en leur annonçant en fait le spectre de «la république bananière», une variation sur le thème du déclin et du dépérissement économique qui n’a pas l’air de hanter outre mesure les dirigeants.
Alors que faire? Pas grand-chose. Et si par bonheur des solutions existent, elles seraient à chercher en dehors des valeurs incarnées dans la démocratie et son pluralisme fictif.
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