Bourguiba, Ben Ali, Marzouki et Caïd Essebsi : les régimes se succèdent, le système reste en place.
L’establishment tunisien actuel, qui descend directement de celui de l’indépendance, est incapable d’abandonner des manières de gouverner obsolètes.
Par Nejib Tougourti *
La situation dans en Tunisie est-elle aussi inquiétante et précaire que le laissent croire les déclarations et mises en garde, depuis la révolution de 2011?
Le recoupement de nombreux indices, chiffres, sondages et indicateurs, issus de sources plus ou moins fiables, ne permet de répondre que d’une façon partielle et approximative à cette question. L’analyse des événements enregistrés et relayés par les médias reste assez difficile, car elle étudie un matériel souvent biaisé, fortement remanié par des sources d’information liées à diverses forces politiques et sociales.
Ces écueils méthodologiques ne semblent pas, pourtant, gêner certains observateurs et analystes de la situation dans notre pays, proclamée, depuis quelques années, au bord de la catastrophe.
Une macabre surenchère pour entretenir la déprime générale
Les cris d’alarme n’émanent pas, toujours, de quelques figures marginales. Ils ont, aussi, été poussés, et à des intervalles réguliers, par des responsables gouvernementaux et des conseillers du cercle du pouvoir, qui, d’une façon constante, se sont livrés à une macabre surenchère, pour entretenir et amplifier la déprime générale.
La puissante vague de pessimisme, ainsi provoquée, a contribué à un spectaculaire mouvement d’exode à l’étranger d’une partie importante des cadres du pays et de ses jeunes. L’immigration clandestine vers l’Europe, s’est, elle aussi, accélérée, ajoutant, par ses nombreuses victimes, une note particulièrement tragique à la situation.
Une grande partie de ceux qui n’ont pas suivi cette grande débandade, n’a pu le faire, pour une raison majeure, de santé, de moyens financiers, ou d’obligations familiales. Une fraction, moins importante, est représentée par ceux qui se croient invulnérables, du fait de leur situation sociale privilégiée, leur fortune, ou des amitiés et liens qu’ils ont développés. Certains ont, même, profité de la conjoncture, pour se frayer un chemin vers les centres de décision et/ou mettre sur pied des combines juteuses. On les voit en grand nombre dans les rangs du parti dit de la majorité.
Agiter le Spectre du chaos, pour faire taire les adversaires
De nombreux tunisiens, cependant, continuent à résister au vent de panique générale. Ils restent fortement attachés à la terre où ils sont nés et où ils désirent se faire enterrer. Pour la garder, ils sont prêts à braver le danger. Sans mettre en doute sa réalité, ils restent, cependant, sceptiques quant à son ampleur réelle. Ils soupçonnent le pouvoir d’exagérer l’importance du péril, pour des raisons bassement politiciennes: faire taire ses adversaires, et imposer à la population des mesures impopulaires, souvent dictées de l’étranger.
Ce stratagème n’est pas inédit dans l’histoire du pays. Le spectre du chaos, de l’anarchie, de la faillite économique et de la guerre civile a été agité, d’une façon régulière, durant les six dernières décennies. Il a servi à justifier les excès d’un État totalitaire, répressif. Le pouvoir actuel, sur les pas de son prédécesseur, multiplie les tentatives de réprimer les libertés, en faisant appel, d’une façon implicite, aux mêmes prétextes.
Réduire la fracture sociale, source de tous les dangers
Des hommes et femmes, qui refusent de partir, par amour de leur patrie, existent et ils sont nombreux. Encore peu visibles, quasi absents de la scène politique, ils constituent, cependant, l’ultime réserve stratégique du pays. Parce qu’ils n’ont pas contribué, à la dépravation générale, sous l’ancien régime, parce qu’ils refusent les compromissions de la classe politique actuelle, qui cherche à renouer avec un système corrompu, parce qu’ils sont conscients de la gravité de la fracture qui ne cesse de se creuser au sein de la société, c’est à eux d’agir pour une véritable réconciliation nationale, qui permettra de réintégrer, d’une façon réelle et effective, les laissés pour compte, délibérément sacrifiés, avant et après la révolution .
Livrée à elle-même, épouvantée, piégée dans des frontières devenues trop dangereuses, et sans aucune autre issue que la mer et l’immigration clandestine, le ressentiment de cette tranche de la population, toujours marginalisée, risque de s’amplifier, au point d’engendrer de violentes et imprévisibles réactions.
La fracture, au départ économique, est de plus en plus sociale et culturelle. Elle est liée à des méthodes et manières de gouverner, obsolètes, héritées de la période coloniale, et que l’establishment actuel, qui descend directement de celui de l’indépendance, est incapable d’abandonner. C’est le grand péril qui menace ce pays et il est inhérent au système.
* Médecin.
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