Selon l’hebdomadaire britannique, «les revendications d’une bureaucratie pléthorique ont rendu la Tunisie moins efficace». Principal responsable de cette inefficacité: l’UGTT.
Par ‘‘The Economist’’, équipe éditoriale*
Les habitants de Tataouine, aux portes du Sahara tunisien, sont convaincus que leur ville aurait dû être un eldorado. La ville poussiéreuse n’est qu’à quelques encablures des réserves de gaz et de pétrole du pays. Pourtant, les entreprises opérant dans ce secteur recrutent leurs ouvriers hors de cette région et elles envoient le plus gros de leurs profits ailleurs. Le taux de chômage dans ce gouvernorat du sud-est du pays est plus du double de la moyenne nationale, qui est de 13%.
Une part au prix Nobel de la paix, en 2015
En avril dernier, des manifestants sans-emploi ont bloqué l’oléoduc principal et interrompu l’opération de l’important champ gazier de Nawara. Lors d’un meeting à la mairie de la ville, le chef du gouvernement Youssef Chahed a dû quitter la réunion sous les huées.
C’est ainsi que l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), l’organisation syndicale la plus puissante du pays, a intercédé pour apaiser la tension. En juin, la centrale syndicale a annoncé le résultat de sa médiation: l’Etat s’engage à recruter 3000 nouveaux agents originaires de la région.
Ce compromis a certes eu le mérite de mettre fin à la contestation, mais la mesure n’était pas une bonne politique: la société pétrolière nationale était déjà une véritable pagaille inefficace. Durant la dernière décennie, bien que ses effectifs aient été augmentés de 14%, sa production a chuté de 29%. En vertu de l’accord conclu, le gouvernement a demandé instamment aux compagnies pétrolières et gazières privées d’embaucher 1500 habitants locaux. Même la concession Nawara, un projet qui pourrait accroître la production gazière annuelle de la Tunisie de 25%, à partir de l’année prochaine, n’a besoin pour fonctionner que de 200 employés à temps plein.
Depuis sa création, en 1946, l’UGTT a joué un rôle très important dans la vie politique tunisienne. Pendant les années ’50, elle a pris part à la lutte pour l’indépendance du pays –d’ailleurs, des colons français ont assassiné son fondateur [Farhat Hached, Ndlr]. Au lendemain de l’indépendance, les autocrates qui ont dirigé la Tunisie, pendant 54 ans, ont parfois persécuté des syndicalistes, mais l’UGTT a gardé son influence intacte, faisant très souvent usage de l’arme de la grève pour améliorer les conditions de travail de ses adhérents. Durant le Printemps arabe, la centrale syndicale a contribué à l’organisation des manifestations qui ont mis hors jeu l’ancien dictateur Zine El-Abidine Ben Ali. En 2013, lorsqu’une nouvelle vague de protestations est devenue une sérieuse menace pour la démocratie naissante, elle a joué le rôle de médiateur et réussi à désamorcer la crise – d’ailleurs, c’est cette action qui lui a valu une part au prix Nobel de la paix de 2015.
Il reste vrai, cependant, que l’UGTT se trouve au cœur des problèmes économiques auxquels la Tunisie est actuellement confrontée. L’un des freins les plus irrésistibles à la croissance du pays demeure cette hypertrophie de la bureaucratie tunisienne. Au lendemain de la révolution, sous la pression forte de l’UGTT, l’Etat tunisien s’est lancé dans une frénésie d’embauche et a recruté par dizaines de milliers des gratte-papiers improductifs…
Le chef du gouvernement Chahed a les mains liés par la centrale syndicale.
Privatisation, cette «ligne rouge» à ne pas franchir
Près de 800.000 Tunisiens, sur le nombre total de 4 millions que compte la population active du pays, sont des employés du gouvernement tunisien. L’enveloppe salariale de la fonction publique engloutit 14% du PIB, soit un des taux les plus élevés au monde.
L’UGTT s’est toujours opposée à toute réduction des dépenses publiques. Elle met constamment en garde contre la privatisation des entreprises publiques. Pour elle, il s’agit d’une «ligne rouge» que le gouvernement ne devrait jamais franchir. Avec ses grèves à répétition et ses mouvements de protestation continus, la centrale syndicale paralyse très souvent l’activité économique du pays. C’est elle, par exemple, qui a appelé à des manifestations anti-gouvernementales, en 2013.
C’est elle, également, qui a maintenu fermés les services postaux, pendant plusieurs jours en 2016, pour protester contre le mauvais traitement subi par un seul employé… En décembre dernier, les menaces de débrayage ont obligé le gouvernement d’abandonner ses projets de gel des salaires dans le secteur public pour 2017.
Les syndicats tunisiens sont particulièrement forts à l’intérieur du pays. Et cela a sérieusement porté préjudice à ces régions. Prenez le cas de Gafsa, par exemple, qui est le pôle de l’industrie du phosphate. Il n’y a pas si longtemps, la Tunisie était le 5e exportateur mondial de ce minerai. Plus de la moitié de la production du pays provenait de la compagnie nationale de cette ville. Après la révolution, les syndicats ont lancé des mouvements de grève et exigé plus d’embauches. En l’espace de trois années, la compagnie a recruté 2500 ouvriers, augmentant ainsi ses effectifs de 51%. Pourtant, ces recrutements n’ont pas mis fin aux arrêts de travail et la production de phosphate a chuté de 8 millions de tonnes, en 2010, à 3,3 millions, en 2013. Et l’industrie phosphatière tunisienne ne s’en remet toujours pas.
Les grèves, sit-in et marches de protestation paralysent la machine économique.
L’UGTT sait être pragmatique
Les dirigeants syndicaux considèrent que, sans les protestations, le gouvernement continuerait de négliger ces régions de l’intérieur –à ses risques et périls. «Notre pays est devenu exportateur de terrorisme», rappelle Noureddine Taboubi, le secrétaire général de l’UGTT, faisant ici allusion aux 6000 jeunes Tunisiens qui ont rejoint les rangs de l’organisation terroriste de l’Etat islamique et qui sont, pour la plupart, originaires de ces régions pauvres du pays où ont eu lieu les premiers soulèvements contre Zine El-Abidine Ben Ali.
En 2016, le Fonds monétaire international (FMI) a approuvé l’octroi à la Tunisie d’un prêt de 2,9 milliards de dollars [7,25 milliards de dinars tunisiens, ndlr] étalé sur quatre années. En février, le décaissement de la 2e tranche de ce prêt a été bloqué, car le gouvernement tunisien n’a pas entrepris les réformes convenues, telle que celle consistant à éliminer 10.000 emplois de la fonction publique. Lotfi Ben Sassi, conseiller économique de M. Chahed, s’est fixé l’objectif d’une croissance de 4-5% pour que l’enveloppe salariale du secteur public ne consomme plus que 12% du PIB en 2020. Ceci reste encore élevé – et irréaliste, aussi. La Banque mondiale prévoit que cette année la croissance en Tunisie se situera aux alentours de 2%.
L’UGTT a démontré qu’elle peut être pragmatique. Le système de retraite en Tunisie est un des problèmes budgétaires les plus gros: son déficit s’élève à 1,1 milliard de dinars, soit 65% de plus que ce qu’il n’était, il y a à peine deux ans. Depuis la révolution, les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir ont proposé quelques réformes modestes, tel que le relèvement de l’âge limite du départ à la retraite de 60 à 62 ans. Pendant des années, l’UGTT s’y est opposée. En octobre dernier, pourtant, l’organisation syndicale a fait machine arrière sur cette question. «Lorsqu’ils [les syndicalistes, ndlr] sont en position de le faire, ils vous poussent, mais ils savent également reconnaître quand il y a problème», estime Lotfi Ben Sassi.
La Tunisie a besoin que l’UGTT fasse cet effort plus souvent.
Texte traduit de l’anglais par Marwan Chahla
*Le titre est de la rédaction. La version papier de cette tribune porte le surtitre de «Labour Pains», qui est difficilement traduisible: douleurs d’accouchement ou peines infligées par le mouvement syndical ?
**Les intertitres sont de la rédaction.
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