Les Tunisiens doivent relever un nouveau défi avant l’échéance fatidique de 2030-2035, date à laquelle ils pourraient être obligés d’importer leur électricité… d’Europe.
Par Khémaies Krimi
Contrairement au scénario énergétique volontariste, selon lequel la Tunisie pourrait exporter de l’électricité à l’Union européenne (UE) pour peu qu’elle développe de manière conséquence les énergies vertes, un autre scénario énergétique passif s’inscrivant totalement contre cette thèse estime que les Tunisiens pourraient être obligés, à l’horizon 2030-2035, d’importer de l’électricité d’Italie si jamais rien n’est fait pour valoriser toutes les ressources énergétiques disponibles dans le pays (conventionnelles et non conventionnelles).
Composante d’une étude commanditée par la Banque Mondiale et réalisée par des experts tunisiens, ce scénario a été longuement débattu, samedi 10 février 2018, au cours d’une rencontre organisée par le Cercle Kheireddine sur les défis du mix énergétique en Tunisie.
En amont du débat, Kamel Rekik, consultant indépendant dans le domaine de l’énergie et ancien responsable de plusieurs entreprises opérant dans le secteur de l’énergie, a présenté cette étude.
L’état des lieux : un déficit structurel
Il a commencé par situer dans son contexte la problématique énergétique qui prévaut dans le pays. Ainsi, depuis 2000, la Tunisie est entrée dans un cycle déficitaire en énergie, provoqué par un déséquilibre croissant entre une demande énergétique en augmentation et une production nationale en déclin.
Ces dernières années, ce déséquilibre s’est accentué, avec des ressources d’énergie primaire en recul de près de 6% par an (chutant de 7,8 Mtep en 2010 à 5,4 Mtep en 2016), et des besoins en énergie primaire qui ont crû de plus de 2% par an (passant de 8,3 Mtep en 2010 à 9,2 Mtep en 2015).
Divers facteurs ont contribué à ce déséquilibre dont le déclin naturel des réserves des gisements (El Borma et Ashtart), le ralentissement des activités de prospection et de recherche et la baisse de la redevance du gaz naturel algérien transitant via le territoire tunisien, et ce à cause de la concurrence du gaz de schiste et du charbon, moins chers.
Le système énergétique du pays se trouve donc confronté à des défis majeurs : sécurisation et diversification des approvisionnements du pays, réformes urgentes en matière de politique des prix et de subvention, gouvernance et transparence, ouverture du secteur aux privés, maîtrise de la demande (efficacité énergétique) et une plus grande intégration des énergies renouvelables dans le mix énergétique.
Traitant des ressources énergétiques alternatives, le conférencier en a éliminé deux : l’énergie nucléaire pour son coût, la dimension de ses équipements, son impact écologique négatif (enfouissement des déchets) et l’énergie pétrolière en raison du rythme de son épuisement qui s’accélère.
Kamel Rekik a évoqué également les désavantages de deux autres ressources mais sans en écarter l’utilité : le charbon, certes de moindre coût mais particulièrement polluant, et les énergies vertes qui pèchent par leur irrégularité, leur intermittence et par la difficulté de leur stockage.
Le conférencier s’est attardé, en suite, et ce n’est pas par hasard, sur le gaz et estimé qu’au regard des réserves de gaz naturel «prouvées» (confirmées), «contingentes» (connues mais non exploitées pour non rentabilité économique) et non-conventionnelles disponibles (gaz de schiste), le gaz reste incontournable et demeure une ressource sûre pour assurer l’approvisionnement du pays durant une cinquantaine d’années, allusion ici au gaz de schiste dont un satellite américain aurait découvert un important potentiel dans le sud du pays, plus exactement dans le bassin de Ghadames (extrême sud du pays).
Sur la base de tous ces paramètres, l’étude a dégagé deux scénarios.
Un scénario passif : si la Tunisie n’exploite pas toutes les ressources énergétiques possibles (y compris le gaz de schiste), sa production totale serait de 5000 Tep et elle serait contrainte, à l’horizon 2035, d’importer de l’électricité d’Italie moyennant, en plus, un investissement lourd pour la mise en place de deux câbles sous-marins d’une capacité de 600 mégawatts chacun. Pire, la Tunisie serait dépendante des importations à 100% contre seulement 50% actuellement.
Un scénario dynamique: si la Tunisie exploite tout le potentiel énergétique dont elle dispose (y compris le gaz de schiste), elle serait à 9000 Tep et aurait satisfait en grande partie ses besoins.
Débat entre fossilistes et partisans des énergies vertes
Le débat ayant suivi l’exposé a dégagé trois tendances. Celle des opposants au gaz de schiste et des partisans des énergies vertes propres inépuisables et disponibles dans le pays.
Ces derniers ont estimé que la Tunisie doit foncer, sans calculs, sur cette voie, mettant en exergue son coût d’exploitation de plus en plus compétitif et les avantages énormes dont un pays comme le Maroc a pu en tirer en si peu de temps.
Au sujet de l’intermittence de cette ressource, les partisans des énergies renouvelables ont suggéré d’utiliser les énergies vertes lors des périodes de consommation de pointe estivales, et ce, en raison de leur disponibilité pendant cette période. Ils ont déploré le retard qu’accuse l’octroi de concessions et la limitation des autorisations à l’autoproduction dans ce domaine.
Réagissant à cette remarque, le représentant du ministère de l’Energie a indiqué que l’administration est consciente de cette problématique et est en train de travailler dessus, annonçant que les grandes concessions seront autorisées à partir du mois d’avril prochain. Il a précisé aussi que les appels d’offres lancés, il y a trois mois, pour les petites capacités (10 mégawatts pour le solaire et 30 pour l’éolien) à des fins d’apprentissage seront suivis, au mois d’avril prochain, par d’autres portant sur de grandes concessions.
Les fossilistes, quant eux, et qui sont pour la plupart d’anciens responsables d’entreprises minières et pétrolières, ont plaidé pour l’exploitation du gaz du schiste du sud (bassin de Ghadames) et de mener, à cet effet, une campagne de communication ciblée.
Dans cette perspective, ils ont recommandé à l’administration de ne plus axer la communication sur l’exploration du gaz de schiste dans le bassin Kairouan-El jem, dont la société civile et les écologistes s’étaient emparés en 2013 pour diaboliser le gaz de schiste, mais de la concentrer sur la zone dépeuplée de l’extrême du sud (bassin de Ghadames).
Ils ont mis en garde que si jamais la Tunisie n’exploite pas cette ressource, elle risquerait de l’importer d’Algérie, qui recèle d’importants potentiels de gaz de schiste.
La troisième tendance est représentée par des juristes, des politiciens et des intellectuels indépendants. Tout en stigmatisant les tergiversations de l’administration en la matière et leur tendance à toujours reporter les projets et les réformes, ils pensent que la problématique du mix énergétique en Tunisie ne doit pas être l’apanage des experts et des études à vocation seulement économiques, elle doit plutôt susciter des études multidisciplinaires.
Ces études, quant à elles, doivent tenir compte de plusieurs facteurs, parmi lesquels ils ont cité l’indépendance énergétique du pays, la diversification de ses approvisionnements et l’exploitation de toutes les solutions possibles. Pour eux le mix énergétique ne doit se limiter ni au gaz naturel ni au gaz de schiste ni aux énergies renouvelables, mais il doit comprendre l’ensemble de toutes ses ressources.
Ils ont salué au passage l’étude d’impact écologique de l’exploitation du gaz de schiste en Tunisie, menée actuellement par le ministère de l’Environnement, et plaidé pour le développement d’une véritable culture d’économie d’énergie dans le pays.
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