L’affaire des stents périmés a amené un nombre important de cardiologues libéraux à remettre en cause les privilèges illégaux acquis par leurs collègues hospitalo-universitaires, devenus sources d’abus.
Par Dr Mounir Hanablia *
Les contes pour enfants ont ceci de remarquable qu’une ligne de démarcation manichéenne soit toujours bien établie entre le bien et le mal. Le bien c’est toujours évidemment la jolie princesse, parce qu’elle est belle et bonne, en butte à l’hostilité de sa belle-mère ou de ses ennemis, dont elle finit par triompher après maintes péripéties grâce à l’appui autant des fées que des gens simples, y compris ceux qui veulent la tuer, conquis par sa bonté, et qui finit par épouser le prince charmant. Le mal, ce sont bien sûr tous ses ennemis, sorciers, fée carabosse, personnes envieuses auxquelles le bien-être de la princesse est insupportable et qui essaient par tous les moyens de lui causer du tort.
Les techniques de persuasion massive
Dans l’univers des enfants, il ne viendrait donc jamais à l’esprit de quiconque de remettre en cause cet ordre normal des choses : le bien c’est toujours la princesse, et le mal, ses ennemis.
Mais apparemment, cet argument du bien contre le mal, ou de la vérité contre le mensonge, dans les sociétés de culture biblique ou coranique, ou même védique, continue toujours de peser lourdement dans la vision que beaucoup de personnes portent sur leur quotidien, ou les événements dont ils sont les témoins.
Naturellement cette perception de la réalité demeure purement subjective, mais elle n’en peut pas moins être massive, elle peut rassembler des millions de personnes, dans une même vision irrationnelle d’une situation éminemment urgente et conduire à des choix politiques catastrophiques.
On a vu, par exemple, comment, en 2011, les gens ont voté pour le parti islamiste Ennahdha parce qu’ils étaient convaincus que ses membres, martyrisés par la kleptocratie policière de Ben Ali, étaient des saints, ou bien, une vingtaine d’années auparavant, en 1991, les foules arabes massivement rangées derrière Saddam Hussein qui venait pourtant de rayer le Koweït de la carte, parce qu’elles croyaient qu’il était capable de battre la coalition internationale menée par les Etats-Unis. De la même manière, en 2014, les gens ont voté pour le Nidaa parce qu’on les avait convaincus qu’après sa victoire, il y aurait un tel flot d’investissements dans le pays que tous ses problèmes économiques seraient abattus d’un coup.
Evidemment ceux qui maîtrisent les ressorts des techniques visant à convaincre les foules conquièrent généralement le pouvoir à l’échelle politique, ou bien, réussissent dans les affaires quand il s’agit d’intérêts économiques ou commerciaux. C’est ce qu’on appelle les techniques de persuasion massive, ou propagande.
La confiance du public dans le corps médical mise à mal
En médecine et, particulièrement, en cardiologie, de telles techniques de persuasion clandestine sont également utilisées, et à une échelle beaucoup plus large qu’on le pense.
Beaucoup de personnes ont du mal à penser qu’un médecin, dont elles ont été convaincues (sic) qu’il leur ait un jour sauvé la vie, puisse posséder de ses propres intérêts financiers une vision beaucoup plus proche de celle d’un homme d’affaires avide de bénéfices et n’hésitant pas à implanter un matériel non conforme. Et d’autres ne peuvent admettre que la sommité médicale hospitalo-universitaire entre les mains desquelles elles ont accepté de confier leur avenir et leur intégrité physiques puisse exercer dans un établissement privé en dehors de toute légalité établie.
Or, l’affaire des stents périmés a établi dûment que le corps médical était non seulement capable d’implanter un matériel non conforme aux données de la science, mais aussi d’en justifier l’usage ou d’en atténuer la portée d’une manière très peu convaincante en faisant état d’arguments scientifiques.
Bref, l’establishment médical n’a pas donné l’impression dans cette affaire, comme dans celle du VioxX aux Etats Unis, d’être de bonne foi, et ceci a évidemment porté atteinte à son prestige et à sa crédibilité auprès de l’opinion publique. Et on peut, sans peur de se tromper, considérer que l’emprise sur les esprits constitue le plus grand capital dont le corps médical, c’est à dire son establishment, tire sa puissance, sa richesse, et son influence. Et voilà que l’affaire des stents périmés, en traînant devant la justice certains parmi eux à l’instar de leurs collègues libéraux, en provoquant l’arrestation d’un collègue et d’un fournisseur, et en suscitant des sanctions administratives par le ministère de la Santé contre certains chefs de service, mettait à mal la confiance que le public plaçait dans leurs compétences et leur honnêteté.
Le mythe de la toute puissance du corps hospitalo-universitaire
Face à cela quelques uns ont réagi par l’usage de la langue de bois, en avertissant que le débat sur la place publique mettrait à mal non seulement la crédibilité du corps médical, mais celle du pays en tant que pôle selon eux d’excellence médicale qui avait canalisé pendant près de 20 ans la demande en soins d’un pays voisin, et contribué à la prospérité générale. Autrement dit, la vérité était tellement précieuse qu’il était raisonnable de l’envelopper pour la protéger dans un tissu de mensonges.
D’autres ont nié qu’il y eût eu délit, mais avec l’affaire en justice, les arrestations, les enquêtes judiciaires, les plaintes d’institutions de l’Etat comme la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam), il était très difficile d’adopter des thèses révisionnistes allant à l’encontre de la vérité officielle, qui avait mis à mal bien des mythes, entre autres celui de la toute puissance du corps hospitalo-universitaire et de son droit naturel à une main mise hégémonique sur l’activité libérale.
Mais les thèses révisionnistes allaient connaître un nouveau développement d’abord chez des patients du médecin détenu, exprimant leur incrédulité quant à sa culpabilité, et mettant sa situation tragique sur le compte de la malveillance dans la clinique où il avait l’habitude d’exercer, de ceux qui lui auraient fourni pendant son travail des stents périmés pour lui nuire, qu’il aurait utilisés en toute bonne foi; ceci signifierait avant tout un complot impliquant le surveillant de la salle de cathétérisme, ce que dément la réalité des faits, le surveillant ayant été notoirement l’un de ses alliés, au point, au début de l’affaire, de disparaître au moment où il allait être traduit devant le comité directeur pour être renvoyé, et de ne jamais produire de témoignage devant la justice.
Il est non moins vrai que la rumeur attribue cette incarcération au témoignage d’un technicien de la salle en question, qui, au cours d’une confrontation, a pu produire un document accablant, naturellement fourni fort à propos par sa hiérarchie; est-ce de la haine pour un technicien de se défendre face à des accusations, et est-ce participer au complot pour une hiérarchie que de lui fournir les moyens de le défendre?
Pour la suppression de l’activité privée complémentaire
La vox populi ignore sans aucun doute tous ces détails. Puis il y a eu des voix qui se sont élevées, au sein de la cardiologie libérale, pour demander la suppression de l’activité privée complémentaire (APC), estimant à juste titre qu’elle obligeait les médecins du secteur privé à recourir à des pratiques malhonnêtes pour pouvoir faire face à la concurrence déloyale exercée par leurs collègues hospitalo-universitaires.
Il faut savoir que l’APC des professeurs est très souvent pratiquée dans l’irrégularité par ses bénéficiaires parce que le ministère de la Santé publique ne fait pas appliquer le règlement, n’en sanctionne pratiquement jamais les dépassements, et parce que les cliniques ne sont pas tenues pour responsables du respect du règlement concernant les fonctionnaires publics même quand ils s’adonnent à l’activité privée.
Ce laxisme est bien évidemment préjudiciable aux médecins du secteur privé, parce que l’administration publique, concrètement et dans les faits, en tant que juge et partie, protège sauf exceptions ses fonctionnaires, même lorsqu’ils violent la loi, lors de l’APC en vertu de la fameuse règle «si la faute est détachable du service, le service ne peut être détaché de la faute».
Ce qui fait que depuis 1995, et grâce aux soutiens politiques dont ils jouissaient, les professeurs en médecine ont toujours fait ce qu’ils voulaient au sein du secteur libéral, au point de devenir inconvenant de s’en plaindre, et au risque de s’exposer à différentes mesures de rétorsion, allant du redressement fiscal, à l’interdiction d’exercer dans les établissements concernés, sinon à l’agression verbale ou physique.
Les mauvaises habitudes sont tellement bien ancrées que tout appel au respect des lois et des règlements est désormais vécu de la part des intéressés comme une agression contre des droits acquis. Mais il faut dire que la prospérité économique permettant à tous d’y trouver leur compte a fait long feu. Et pour preuve…
Jeu de rôles : quand le coupable se la joue victime
Les événements qui se sont produits récemment dans une clinique privée où des médecins libéraux ont entrepris, pour le moment sans réel résultat, une action administrative contre un collègue hospitalier peu respectueux des règlements, constitue un cas d’espèce. Ce dernier, dans une lettre ouverte à la confrérie, a d’abord mis en cause la responsabilité de trois collègues, dont moi-même, dans la campagne administrative et médiatique dont il aurait été victime, et avant d’accorder son pardon, il a évoqué la haine qui régnait dans la profession, et qui a, selon lui, conduit à l’incarcération du confrère précédemment cité dans l’affaire des stents périmés; un pardon certes assez étrange, compte tenu du fait qu’il soit dans son tort, de la part d’un médecin peu respectueux des règlements, mais qui a l’immense avantage de transformer son statut de coupable en victime…
Il est intéressant de noter que cette lettre a également fait état de pratiques illégales pendant 18 ans, de la part de quelques uns de ses prédécesseurs, desquelles l’auteur a semblé prendre prétexte pour justifier ses propres irrégularités.
Autrement dit, dans son activité privée, bien qu’il soit coupable de violations systématiques des horaires de travail, il ne s’estime pas fautif, et met en cause simplement un complot de la haine, celui-là même qui avait mis en branle la machine judiciaire contre les cardiologues dans l’affaire des stents, avec toutes les conséquences.
C’est ainsi que le révisionnisme, c’est-à-dire la remise en cause non prouvée par des faits, de la vérité officielle, est une nouvelle fois utilisé, mais cette fois pour justifier ses propres violations de la loi et pour discréditer ses collègues qui à juste titre se plaignent des préjudices que ses dépassements leur font subir.
Le complot de la haine… On a déjà vu comment en usant de ces concepts dans certains pays, on avait rejeté la responsabilité de situations catastrophiques sur certains groupes, désignés comme boucs émissaires.
Dans le milieu de la cardiologie d’aujourd’hui, certains intérêts dominants, considèrent désormais qu’il faille réécrire l’histoire d’une manière qui leur soit favorable afin de rétablir leur pouvoir de persuasion, basé autant sur l’autorité naturelle de l’enseignant que sur un présupposé de compétences supérieures, et ébranlé par l’intrusion de la justice et la mise à nu des pratiques condamnables. Pour cela ils ont besoin de faire croire que sans l’action de certains membres de la confrérie, mus par la haine, et complotant dans l’ombre, l’affaire n’aurait pas eu les développements fâcheux qu’elle a connus.
Le révisionnisme corporatiste d’un establishment influent
À partir de là, il est devenu pour eux nécessaire de faire du collègue incarcéré un martyr, un symbole de l’injustice, dont la honte rejaillirait sur ceux qui en sont les instigateurs. Les instigateurs? Mais bien évidemment ceux qui sont visés sont ceux-là mêmes qui, après avoir étroitement collaboré avec lui, «avoir trafiqué avec lui les rubis en Inde» ainsi qu’on les en a accusés, s’en sont dissociés depuis plusieurs années, et ont publiquement condamné les pratiques condamnables au sein de la profession, telles que les ristournes sur stents; d’autant plus visés quand il s’agit des mêmes qui dénoncent l’APC ainsi que ses abus, et qui s’avèrent disposer souvent du don d’anticipation par rapport aux événements, au point de pouvoir paraître comme les ayant suscités.
La particularité de ce révisionnisme corporatiste est d’abord qu’il soit inspiré par un establishment influent, ensuite qu’il soit issu d’une ambition, la préservation de privilèges, c’est-à-dire l’association du pouvoir administratif issu du prestige académique dans l’hôpital, et du droit à l’accès sans restriction à la fortune dans les cliniques privées.
Il est cependant condamnable essentiellement parce qu’il est élitiste, qu’il méprise les lois, ou le chômage des jeunes, et parce qu’il sous-estime le rôle d’une institution fondamentale du pays dans la recherche de la vérité, la justice, considérée par tous les complotistes, comme complice, sinon incompétente.
En conclusion, le fait nouveau dans la cardiologie actuellement, c’est après l’affaire des stents périmés, la remise en cause par un nombre de plus en plus important de cardiologues libéraux des privilèges illégaux acquis depuis plus de deux décennies par une caste hospitalo-universitaire qui malgré un prestige largement écorné n’en dispose pas moins toujours, 7 ans après le départ de Ben Ali, de l’indéniable complaisance de l’administration publique, tout en usant de son influence pour réécrire indument les faits issus d’un scandale dans lequel elle est largement impliquée, en en rejetant la responsabilité sur tous ses détracteurs.
Le révisionnisme, c’est-à-dire la réinterprétation tendancieuse des faits établis, ne doit pas être toléré même dans le domaine médical, parce qu’ailleurs il avait conduit à l’affaire Dreyfus, au mythe de la trahison de l’armée allemande en 1918, aux expériences du Dr Mengele, à la négation des chambres à gaz, ou celle du peuple palestinien, à la réhabilitation de la colonisation en Algérie, ou au mythe de l’Eurabia.
Si un collègue est aujourd’hui incarcéré, ce n’est pas parce qu’il a été victime du complot de la haine professionnelle dont se prétend avoir aussi été victime un professeur hospitalo-universitaire peu scrupuleux, ainsi qu’il l’a écrit à ses collègues – dans d’autres pays, une telle profession de foi révisionniste coûterait son poste à l’intéressé –. C’est parce qu’il y a eu des faits condamnables de la part de médecins suivis d’une plainte de la Cnam et que la justice est en train de faire son travail. Cela ne préjuge certes pas de la culpabilité finale de quiconque. C’est donc d’autant moins de raisons d’user d’arguments contestables pour asseoir au sein d’une profession une hiérarchie couvrant des actes qui ne le sont pas moins; dont continuent d’être victimes d’autres médecins.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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