Célébration solennelle aujourd’hui de la Fête de l’Indépendance, aujourd’hui, au Palais de Carthage.
La Tunisie, une référence en matière de progrès dans le monde arabo-musulman, ne peut s’accorder longtemps sur une démocratie purement formelle sans contenu économique et social.
Par Hedi Sraieb *
62 ans d’indépendance et que de chemin parcouru. La Tunisie vue de l’étranger fait envie. Pour nombre de pays africains, elle constitue une référence en matière de progrès, souvent perçue comme un modèle de développement. Pour nombre de femmes du Maghreb comme du Machreq, la position de la femme tunisienne est enviée. Le passage à une deuxième république sans véritable guerre civile est également salué un peu partout dans le monde. Images d’Epinal en trompe l’œil sans doute !
Les réalités perçues et vécues ne peuvent se confondre. Elles sont loin de se replier les unes sur les autres.
Une exception culturelle dans le monde arabe
Il ne peut être question ici de se substituer au travail de l’historien qui décortique dans le menu détail les différents épisodes qu’a traversé le pays depuis qu’il a rompu le face-à-face avec l’ex-colonie !
Reste cependant dans la mémoire et conscience collectives que les moments de grande fierté côtoient d’autres plus sombres. Il en va ainsi de toutes les nations, sauf que et ne nous y trompons pas, la Tunisie constitue du fait même de sa singulière histoire une exception culturelle (au sens fort) dans le monde arabe.
De ce fait, et en ce jour de fête nationale, d’aucuns se cramponnent nostalgiques d’une période révolue, quand d’autres se croient en droit de vouloir faire table rase niant jusqu’à l’existence même du pouvoir souverain du peuple reconstitué en nouvelle République.
D’autres encore, largement majoritaire, vivent un trouble profond qui obscurcit tant leur compréhension du moment que leurs affects. D’évidence, la dite transition ne se passe pas comme beaucoup l’avaient espéré et attendu.
Le temps court de la crise protéiforme
Je fais mienne cette métaphore célèbre d’Antonio Gramsci s’agissant de la caractérisation de l’instant que traverse le pays : «Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres». Nous vivons effectivement dans le temps court de la crise protéiforme que traverse le pays et avons toutes les difficultés du monde à nous projeter de l’avant !
Un reproche quasi unanime qui ressort à l’endroit de la classe politique incapable de dessiner une perspective. Et comme monstres il y a, le moment est tout autant celui de turpitudes inconnues jusqu’ici dont la liste serait bien trop longue à faire, que celui de la vacuité des projets de devenir !
Le pays et sa vie politique sont pour l’instant pris en tenaille entre deux formations éminemment conservatrices qui procèdent toutes deux selon le principe éprouvé de «l’inclusion exclusive».
Qu’est-ce à dire? Les deux familles politiques dominantes, tout en s’accordant sur une conception et une vision sociale et économique similaire, se livrent une lutte sans merci pour l’hégémonie. En mots bien plus simples : chacun dit à sa manière «avec nous» (inclusif), «contre vous» (exclusif), à l’autre !
Autrement dit, si les oppositions irréductibles perçues comme irréconciliables au moment de l’écriture de la nouvelle constitution et le renouvellement des institutions ont somme toute étaient dépassées, il n’en va pas de même quant à la définition d’une nouvelle perspective d’avenir tant sociale que sociétale.
Les premiers proposent un modernisme abstrait, sans formes précises mais explicitement mimétique de l’Occident quand les seconds s’arc-boutent sur un devenir tout aussi hermétique fait de conduite morale et spirituelle sous la direction de «théologiens savants», à l’instar de la philosophie politique des Frères musulmans ou de celle du wahhabisme.
L’enjeu est certes la démocratie et ses formes spécifiques au pays. Une condition incontournable et nécessaire mais pas suffisante. Le pays ne peut s’accorder sur une démocratie purement formelle sans contenu social, pas plus d’ailleurs que sur les formes prétendument participatives de type «choura» et la logique de la «zakat» généralisée.
Tant est si bien que les troubles ne peuvent que s’approfondir dans cette double impasse !
Réhabiliter «l’ascenseur social»
Dépasser ces contradictions n’est sans doute pas d’actualité. Une lueur d’espoir subsiste cependant. Elle se situe dans ce que nous pourrions appeler pour l’instant «le bien commun». Quelque chose de partagée par l’ensemble de la population et ses diverses couches sociales. Bien trop compliqué dans le moment présent à cerner puis à donner consistance mais qui ressemblerait à ce formidable ressort qu’a constitué et prévalu durant de nombreuses décennies : «l’ascenseur social».
L’espoir est quelque part dans cette direction. Reste qu’il nous faut rester vigilant face à tous les risques de dérives. Alors et pour l’heure ne boudons pas notre plaisir des avancées accomplies, là où d’autres sont en proie à bien plus tragique et bien plus grave. Bonne fête nationale !
* Docteur d’Etat en économie du développement.
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