Le contribuable ne devant plus accepter de financer la mauvaise gouvernance des entreprises publiques, celles-ci devraient être restructurées ou partiellement privatisées.
Par : Khémaies Krimi
Le devenir des entreprises publiques tunisiennes alimente une forte polémique entre les partenaires sociaux, en l’occurrence, le gouvernement, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT, la centrale syndicale) et l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica, centrale patronale). Des experts s’y sont aussi mêlés et proposé des issues.
Au regard de l’ampleur des divergences des vues entre les uns et les autres, cette problématique risque d’envenimer la situation politique et de remettre en question la fragile paix sociale dans le pays.
Mais d’abord, en quoi consiste le problème ? Intervenant, le 23 janvier 2018, à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), le chef du gouvernement, Youssef Chahed, a déclaré que l’Etat ne peut plus continuer à couvrir le déficit structurel de ces entreprises publiques, sans y mener les réformes nécessaires, rappelant que leurs pertes accumulées ont avoisiné les 6,5 milliards de dinars tunisiens en 2016.
Le chef de gouvernement a plaidé sans ambages pour la cession d’un nombre d’entreprises publiques actives dans des secteurs concurrentiels non stratégiques. Cette privatisation serait, d’après lui, une solution pour mobiliser des ressources au profit de la trésorerie de l’Etat, et par conséquent une alternative à l’endettement intérieur et extérieur ui représente aujourd’hui plus de 70% du PIB.
Stratégie pour restructurer les entreprises publiques
En fait, la privatisation de certaines entreprises publiques est l’un des axes d’une feuille de route mise au point par le gouvernement pour restructurer, au cas par cas et secteur par secteur, ces entreprises, et ce, sur une période trois ans (2018-2020).
Cette feuille de route commence par classer les entreprises publiques selon leur dimension stratégique et non-stratégique et selon la nature de leur activité : entreprises opérant dans le secteur concurrentiel, entreprises opérant dans le secteur non-concurrentiel et entreprises publiques qualifiées de biens publics.
Les autres composantes de la feuille de route recommandent la révision des textes régissant la gouvernance les entreprises publiques et la création de deux structures centralisées pour la gestion des entreprises publiques et des établissements publics.
Au plan de la restructuration financière, la feuille de route propose pour les entreprises publiques actives dans le secteur concurrentiel et non stratégique, dans une première étape, une restructuration financière préliminaire devant les aider à réaliser des équilibres financiers minimums et dans une seconde étape l’association à un partenaire financier stratégique dans le cadre du partenariat public et privé (PPP).
Pour les syndicats la privatisation est une ligne rouge
Les ténors de l’UGTT n’ont cessé de clamer, à gorge déployée, que la privatisation des entreprises publiques est une ligne rouge à ne pas franchir.
Se prononçant pour la énième fois sur ce sujet, le 24 mars 2018, à Sousse, le secrétaire général de la centrale syndicale, Noureddine Taboubi, a déclaré que les syndicalistes «feront barrage à tout projet de cession des entreprises publiques». Et de mettre le gouvernement au défi de lister les différentes entreprises publiques qui font face à des difficultés financières, lui faisant assumer la dégradation de la situation socio-économique dans le pays et affirmant que «toutes les institutions et les structures de l’Etat sont rongées par la corruption».
Le message de la centrale syndicale est des plus clairs : le gouvernement doit commencer par une lutte efficace contre la corruption et «s’il ne peut pas le faire, il doit partir».
M. Taboubi a, toutefois, laissé la porte ouverte au dialogue. L’UGTT reste attachée au dialogue réfléchi et responsable avec le gouvernement Chahed, «même si ce gouvernement manque de sérieux et ne dispose pas d’alternatives», a-t-il dit.
Il est inadmissible de continuer à financer des entreprises publiques déficitaires
Le nouveau président de la centrale patronale, Samir Majoul, estime, quant à lui, que les entreprises publiques doivent être restructurées et revenir à l’équilibre. «Il ne faut plus qu’elles soient un poids pour l’Etat. À cette fin, elles doivent être bien structurées, efficaces, productives et rentables. Elles doivent contribuer à la compétitivité du site Tunisie», a-t-il précisé.
«Aujourd’hui, des entreprises étatiques perdent de l’argent et les banques la financent avec la garantie de l’Etat. Cela est inadmissible et inconstitutionnel», a-t-il martelé.
Cette situation ne doit donc plus continuer et, si c’est le cas, les entreprises privées, qui gagnent de l’argent et réalisent le plus net de la croissance du pays, sont en droit de demander à l’Etat de les garantir elles aussi auprès des banques, a encore averti M. Majoul.
«La question est de se demander si, aujourd’hui, on a les moyens de continuer avec des entreprises publiques déficitaires», a-t-il-relevé, dans des entretiens accordés aux médias avant de conclure avec humour: «Nous sommes le seul pays avec la Corée du Nord à abriter encore des entreprises publiques».
Cinq pistes à explorer pour résoudre le problème
L’analyste économique Sophien Bennaceur, expert en gestion de crises, proposent cinq pistes à explorer.
La première serait de dispenser les entreprises publiques à caractère stratégique de toute restructuration pouvant aboutir à leur privatisation partielle ou totale (c’est le cas de la Steg, de la Sonede, de la SNCFT, de la Transtu…). Ces entreprises stratégiques doivent toutefois accepter d’engager, tout de suite, un processus d’amélioration de leur gouvernance. Elles sont invitées à introduire dans leur management les bonnes pratiques de gestion privée. Plus simplement, ces entreprises restent publiques mais avec une gouvernance privée, avec, notamment, un conseil d’administration indépendant.
La deuxième consisterait à céder les parts de l’Etat dans le capital des entreprises publiques opérant dans le secteur concurrentiel (c’est le cas d’une douzaine de banques au capital desquelles l’Etat participe). L’ultime but étant d’augmenter la capitalisation boursière et partant d’attirer de nouveaux investisseurs étrangers. L’intérêt est donc double. Cette introduction va assurer la transparence des comptes de ces entreprises et garantir, au grand bonheur des syndicats, leur viabilité et la pérennité de l’emploi. L’Etat sera aussi gagnant en ce sens où une bourse de valeurs dynamique lui permettrait de lever, à bon marché, d’importants fonds pour financer l’économie du pays. Mieux, l’introduction des entreprises publiques en bourse encourage les citoyens à contribuer à la création des richesses et à sa démocratisation.
La troisième piste serait de discuter avec les syndicats au cas où le scénario de privatisation serait retenu et de leur proposer une bonne indemnisation pour leurs adhérents. Certes cela peut coûter cher à court terme, mais sur le long terme, l’opération sera payante.
La quatrième serait de contourner les résistances aux projets de privatisation en optant pour leur digitalisation et en y lançant un «full numérique». La digitalisation a justement pour vertus d’accroître la productivité, de dissuader la corruption et de favoriser la transparence et la traçabilité.
La cinquième piste serait d’injecter de l’argent frais dans le capital des entreprises publiques déficitaires à travers l’établissement de partenariats stratégiques techniques ou financiers avec des investisseurs étrangers. Le mécanisme du partenariat public privé (PPP) peut jouer un grand rôle pour promouvoir ce type de partenariat.
Dans cette optique, il est impératif de mener de gros efforts pour promouvoir l’investissement direct étranger et attirer des multinationales, a encore recommandé M. Bennaceur.
Au-delà des divergences de points de vue et compte tenu de la délicatesse de la problématique, particulièrement au plan social, il serait judicieux d’organiser des débats objectifs sur la question, de délimiter les responsabilités et d’aboutir à des issues consensuelles car le contribuable ne doit plus accepter de financer la mauvaise gouvernance des entreprises publiques.
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