La Tunisie fait face à un sérieux problème de rareté de l’eau et, pour y remédier, elle a besoin de bons hydrologues qui, malheureusement, se font plutôt rares au ministère de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche.
Par Khémaies Krimi
À écouter les premiers responsables du ministère de l’Agriculture tenir, dans les médias, un discours frappé de sinistrose sur le niveau d’eau dans les barrages, alors qu’à vue d’œil, le ciel a été particulièrement généreux cette année, on est tenté de penser que ces bureaucrates, obnubilés par la menace de stress hydrique, auraient souhaité que 2018 soit une autre année de sécheresse.
La manœuvre est cousue de fil blanc : ils veulent justifier une nouvelle augmentation des tarifs de l’eau dédiée à l’irrigation et à l’alimentation des foyers, que la rareté de l’eau disponible dans les barrages pourrait justifier.
Les agriculteurs de Béja ont senti le danger et l’ont fait savoir. Ils ont mis en garde, lors d’un sit-in, organisé fin mars 2018, contre toute augmentation des tarifs de l’eau d’irrigation.
Cette fixation sur l’augmentation de la tarification de l’eau relève, par ailleurs, de toute une stratégie de communication mise en route par le ministère de tutelle, dont les premiers responsables ont tendance à parler, très souvent, de déficit hydrique, d’enchérissement des coûts de production, de hausse des impayés de la Société nationale d’exploitation et de distribution d’eau (Sonede), qui ont dépassé 340 millions de dinars tunisiens (MDT) et de l’urgence de majorer les prix pour rééquilibrer les finances de la société publique. Principales raisons invoquées : le déficit structurel de cette entreprise publique et l’insuffisance des fonds budgétaires.
Est-il besoin de rappeler, à ce propos, que cette équipe, formée à l’école catastrophiste, a annoncé, depuis janvier 2018, c’est-à-dire à six mois de la période estivale (synonyme de soif pour des milliers de tunisiens de l’arrière pays), qu’à défaut de crédits budgétaires conséquents, elle ne pourra pas honorer les engagements pris d’alimenter en eau potable les zones rurales enclavées. Traduire : le ministère ne pourra rien faire parce que le parlement n’a pas voté l’enveloppe budgétaire qu’il avait demandée.
Le discours alarmiste du secrétaire d’Etat
Cet hiver, la pluie a été au rendez vous («Rabbi ata khirou», comme disent les Tunisiens). Elle a bien arrosé le pays et rempli les barrages. Ceux qui n’ont pas été remplis peuvent être régulés à la faveur du réseau mis en place pour le transfert de l’eau d’un barrage à un autre. Ainsi, l’excédent d’eau du barrage El-Barrak (Ouechtata, Jendouba) peut être acheminé facilement vers celui de Sidi Salem (Oued Zarga, Béja).
Malgré cette manne du ciel, ces mêmes responsables continuent de tenir un discours pessimiste et évoquent rarement cette possibilité de transfert qui pourrait améliorer le niveau d’eau dans la majorité des barrages du pays.
Lorsqu’il a été interpellé par les médias et les députés sur le degré de mobilisation des eaux pluviales, le secrétaire d’Etat aux Ressources hydrauliques et à la Pêche, Abdallah Rabeh, a déclaré que «les précipitations, qui se sont abattues sur le pays, sont, certes, importantes, mais la situation de certains barrages reste critique», se gardant bien de parler des possibilités techniques disponibles pour réguler la situation (les transferts).
M. Rabeh n’a cru devoir parler que barrages déficitaires: Sidi Salem (109 millions de m3 contre 186 l’année dernière) et des petits barrages comme Nebhana et Mellegue dont l’eau est, en plus, salée…
Quant aux grands barrages comme Sejnane (64 millions de m3), Barrak (286 millions de m3), Joumine (55 millions de m3), Bouhertma (73 millions de m3), Ben Metir (50 millions de m3), qui ont été remplis de manière conséquente, il ne les évoque que par le volume d’eau retenu mais rarement en termes de possibles transferts.
Et quant M. Rabeh fait une comparaison entre les années, il établit, bizarrement, un parallèle entre le volume d’eau mobilisé en cette année 2018 dans tous les barrages, soit 769 millions m3, et celui retenu pendant les trois dernières années (133.000 millions de m3), soit un parallèle entre un seul exercice non encore achevé et trois exercices successifs. N’est-ce pas là une manière de faire diversion.
Pis, fidèle à son penchant alarmiste, M. Rabeh estime que la gestion de l’eau se fait au jour le jour – comme si c’était un exploit – et qu’il faut attendre la fin du mois d’avril pour arrêter le scénario qui sera suivi durant la prochaine période estivale.
Le dessalement de l’eau travaille n’est pas la solution
Le champion de cette campagne de communication en faveur d’une augmentation des tarifs est manifestement le Pdg de la Sonede, Mosbah Helal. Il est apparemment chargé de cette mission.
Pour justifier une future augmentation des tarifs, ce dernier ne rate aucun plateau de télévision ou de radio sans rappeler le déséquilibre entre le prix de production et le prix de vente, en précisant que «sur chaque m3 d’eau produit, la Sonede perd 140 millimes», avant d’ajouter: «La Sonede est la société qui utilise le plus d’électricité avec une facture annuelle qui s’élève à 90 MDT».
Son argument le plus solide, il l’a trouvé dans la construction de stations de dessalement d’eau en ce sens où le prix de la production est de loin supérieur à celui de vente actuellement. Normalement, il va augmenter, automatiquement.
Mosbah Helal se frotte déjà la main avec l’ouverture, au mois de ramadan prochain, de la nouvelle station de désalinisation d’eau de mer de Djerba. Il adore rappeler que d’autres projets de stations vont suivre : El Zarat à Gabès, une à Sfax et une autre à Sidi Abdelahamid à Sousse.
La question qui se pose dès lors est de se savoir si le gouvernement va aligner les prix de l’eau produite par les stations de dessalement sur celui de l’eau produite par les barrages. C’est une décision qui reste à prendre et elle sera éminemment politique.
Et quant une universitaire et experte en gestion des ressources en eau, Raoudha Gafrej, lui rappelle, indirectement, que le problème de l’eau en Tunisie ne sera pas résolu par la construction de stations de dessalement d’eau mais par la maintenance d’un réseau vétuste de plus de 40 ans, Mosbah Helal évoque l’ampleur de la tâche.
Dans un entretien accordé à la radio privée Express FM, le Pdg de la Sonede a déclaré que «pour que notre réseau de distribution soit opérationnel, nous devons changer chaque année 1000 kilomètres de canalisations sur 53.000 kilomètres au total. Or, aujourd’hui, nous ne changeons que 100 à 150 kilomètres par an parce que nous avons des difficultés financières perceptibles à travers des impayés de l’ordre de 340 MDT». Qui est responsable de cette situation, si non les bureaucrates qui ne font aucun effort pour ?
On fera remarquer aussi, à ce propos, que quand la Sonede fait semblant de réparer une partie de son réseau, elle s’emploie à hyper-médiatiser toute intervention et à la glorifier comme un exploit.
Quant au ministre de l’Agriculture, Samir Ettaieb, il assure le beau rôle. Se montrant moyennement optimiste, quand on l’interpelle sur la question de l’eau, il plane et reste constamment dans le tendanciel. Tout récemment, il a annoncé l’achèvement de l’élaboration d’un code des eaux qui sera soumis incessamment à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) mais aucune communication d’envergure n’a été faite sur ce dossier délicat.
Il a annoncé, également, la construction de deux nouveaux barrages, l’un à Saidia (Manouba) et l’autre à Kalaat Kebira (Sousse). Joli programme à première vue.
Le stress hydrique est une réalité
Par-delà les déclarations et manœuvres des premiers responsables du ministère de l’Agriculture sur le problème de l’eau, rappelons que des rapports internationaux ont régulièrement cité la Tunisie parmi les pays exposés à un déficit hydrique sérieux dans les prochaines années.
C’est le cas d’un rapport publié en 2015 par la World Resources Institute, qui classe la Tunisie parmi les 33 pays les plus susceptibles de connaître un stress hydrique (ou pénurie d’eau) d’ici 2040.
C’est le cas aussi d’un rapport de l’Unesco, qui a carrément tiré la sonnette d’alarme en affirmant que la Tunisie souffrira de sérieux problèmes d’eau à l’horizon 2025.
Cela pour dire, que la problématique ne date pas d’aujourd’hui, qu’elle est très sérieuse et qu’elle doit être gérée par les meilleurs hydrologues du pays et il en existe… mais pas au ministère de l’Agriculture, qui sont dans la justification de l’inaction et non dans l’action.
Stress hydrique en Tunisie : Les véritables défis sont ailleurs
Donnez votre avis