Qu’Ibn Khaldoun veuille encore dire tout à tout le monde est la preuve indéniable de la grandeur du penseur arabe du 14e siècle, mais aussi son ambiguïté, selon Robert Irwin.
Par Francis Ghilès *
Lors d’une conférence de presse, en octobre 1981, Ronald Reagan a cité Ibn Khaldoun (1332-1406) pour soutenir ce que les spécialistes appellent la théorie de l’économie de l’offre. Bien que l’homme d’Etat et penseur arabe du 14e siècle ait abondamment écrit sur l’économie et qu’il ait été presque le seul parmi les écrivains arabes du Moyen Age à le faire, c’est vraiment «merveilleux», écrit Robert Irwin, auteur d’une nouvelle biographie de ce célèbre savant nord-africain, qu’«il ait pu ainsi anticiper la politique fiscale du Parti républicain américain.» (1)
Ibn Khaldoun, penseur «unique et génial»
Irwin, qui n’a pas pour habitude de mettre en avant son érudition, offre, dans ce livre, un aperçu amusant sur la manière dont les orientalistes, historiens et les nationalistes arabes modernes ont interprété le plus célèbre traité d’Ibn Khaldoun, la ‘‘Muqaddima’’ (traduite en ‘‘Prolégomènes’’), le plus souvent pour donner satisfactions à leurs propres hypothèses particulières.
Six siècles après sa mort, l’homme dont l’orientaliste français Emil-Félix Gautier disait qu’«il est unique, il écrase tout, il est génial» continue de signifier tout pour tous les hommes. À ce propos, Robert Irwin cite Michael Brett, un expert en histoire africaine médiévale, qui est arrivé à la conclusion qu’«Ibn Khaldoun continue encore de vouloir dire toutes sortes de choses pour tout le monde est révélateur de la grandeur de cet homme, aussi bien que de son ambiguïté.» La disponibilité d’Ibn Khaldoun à analyser, théoriser et produire des généralisations fondées sur des preuves solides donne à «son œuvre cette apparence trompeuse de modernité.»
Joseph von Hammer, orientaliste autrichien du début du 19e siècle, avait qualifié Ibn Khaldoun de «Montesquieu arabe.»
Gautier, qui avait enseigné à l’Université d’Alger il y a de cela un siècle et avait un mépris profond pour les cultures arabe et berbère, avait dépouillé Ibn Khaldoun de son «identité superficiellement médiévale» pour le révéler, ainsi que l’écrit Irwin, comme «étant en réalité un Français moderne, c’est-à-dire quelqu’un qui aurait cautionné l’établissement de l’empire français en Afrique du nord.» Inutile de dire qu’il s’agit là d’une parodie grotesque d’un homme religieux qui, tout au long de sa vie, avait exprimé un grand respect envers la culture berbère et les monarques berbères qu’il avait servis à Tunis, Tlemcen, Fès et Grenade.
L’historien britannique Arnold Toynbee a développé l’idée selon laquelle les civilisations se développent ou échouent au gré d’un cycle de défis et de réponses et a trouvé le pessimisme d’Ibn Khaldoun aussi attrayant que son portrait moralisateur de l’inévitable cycle de décadence politique provoquée par le luxe et la cupidité.
L’anthropologue Ernest Gellner le tenait pour un précurseur de Maynard Keynes et du fondateur de la sociologie moderne, Max Weber; d’autres comme préfigurant Machiavel. Plus récemment, ainsi que le rappelle Irwin, ses idées ont été «citées avec approbation dans le roman de Bruce Chatwin, ‘‘Songlines’’, et ont étayé la série de romans science-fiction ‘‘Dune’’ de Frank Herbert.»
Mais qui est vraiment Ibn Khaldoun? Il est né à Tunis et a perdu ses parents et plusieurs de ses éducateurs et amis à l’âge de 17 ans, victimes de la Peste noire qui s’est abattue sur le Maghreb. À 45 ans, épuisé par «les histoires farfelues et violentes de trônes contestés», qui étaient la réalité de la politique maghrébine, il décide de se retirer dans un château à Frenda, en Algérie occidentale, pour rédiger la première version de son livre. Il s’est ensuite installé au Caire où il a occupé la fonction de juge en chef, avant d’entrer en contact, en 1400, avec le dirigeant mongol Timour le Grand (ou Tamerlan, ndlr), à Damas – une rencontre qui a été comparée à celle d’Aristote avec Alexandre ou de celle de Goethe avec Napoléon.
Le pessimisme moral et religieux d’Ibn Khaldoum
L’abondance de ruines autour de lui – de Leptis Magna à Carthage, à Dougga et Timgad – montrait clairement que l’Afrique du nord avait été à un moment de son histoire plus prospère et plus peuplée qu’elle ne l’était de son temps. Ce constat simple le poussa à se demander pourquoi les historiens avaient fait des erreurs: par partisannerie et crédulité, avait-il conclu, aussi bien que par ignorance de ce qui est intrinsèquement possible.
Ceci l’a également mené à tenter d’expliquer les lois générales qui régissent la formation et la dissolution des sociétés. Son plus célèbre concept a été celui de la assabiyya (cohésion sociale) des nomades, les vertus de ces populations et leur place dans l’Histoire. (Il n’a pas tenté d’étendre son analyse du Maghreb au Moyen Orient ou aux Mongols.) Il a soutenu qu’à la suite de l’accession au pouvoir d’un nouveau dirigeant et l’installation de sa tribu dans une cité, une inévitable décadence survient au bout de trois ou quatre générations, à mesure que le nouveau régime cède lentement au luxe et à l’extravagance.
De fait, les liens de la solidarité tribale et l’austérité nomade s’affaiblissent, le dirigeant en vient à compter sur des mercenaires et, de façon à payer ses troupes, il finit par imposer des taxes qui ne sont pas sanctionnées par l’islam. Le pessimisme d’Ibn Khaldoun a un fondement moral et religieux – et non sociologique.
Irwin démontre que les comparaisons d’Ibn Khaldoun et Machiavel ne sont pas vraiment judicieuses, même si ‘‘Le Prince’’ est une œuvre aussi pessimiste que la ‘‘Muqaddima’’ et que les deux traités sont les résultantes d’une déception politique : «Machiavel s’est intéressé à la dimension psychologique du règne, de la quête de la gloire et du rôle que la personnalité joue dans la haute politique. Pareils aspects ne représentaient aucun intérêt pour Ibn Khaldoun. Machiavel a développé l’idée selon laquelle les vices ont leurs vertus et que le dirigeant peut agir de manière immorale si la nécessité le dicte. Ibn Khaldoun, en fervent penseur religieux et moralisateur, aurait trouvé un tel cynisme (de Machiavel, ndlr) détestable.»
Il n’était pas, non plus, un philosophe opérant dans la pure tradition gréco-musulmane, ainsi que ses admirateurs voudraient nous faire croire: «Il avait un accès limité aux véritables écrits d’Aristote et, bien qu’il ait admis que la logique pouvait certainement être utile, il pensait que la pratique de la philosophie était dangereuse. La jurisprudence malikite fournissait un modèle plus important à sa méthodologie historique.»
Robert Irwin offre à ses lecteurs un excellent travail de rétablissement intellectuel, une œuvre qui présente Ibn Khaldoun comme une personne de son temps –c’est-à-dire, un fervent mystique soufi, obsédé par l’occultisme et la futurologie, qui vivait dans un monde tout à fait différent du nôtre. Irwin a ressuscité pour nous cet esprit musulman du Moyen Age.
Article traduit de l’anglais par Marwan Chahla
Note :
(1) Robert Irwin a publié le mois dernier ‘‘Ibn Khaldun: An Intellectual Biography’ » (Princeton University Press, 2018, 272 pages).
*Francis Ghilès est chercheur associé principal auprès du Centre pour les affaires internationales de Barcelone. Il a servi comme correspondant du ‘Financial Times’ pour l’Afrique du nord de 1977 à 1995.
** Le titre et les intertitres sont de la rédaction.
Source: ‘‘The Spectator’’.
Livre de Robert Irwin sur Ibn Khaldoun.
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