Lorsqu’on s’aventure à faire le bilan de sept années de transition démocratique en Tunisie, l’appréciation est largement mitigée. Et ce ne sont pas les prochaines municipales qui vont améliorer cette appréciation. On pourrait même craindre le contraire.
Par Yassine Essid
Les mécanismes de l’apprentissage de la démocratie s’acquièrent autant à travers la familiarisation avec les pratiques politiques modernes, qu’avec la découverte et l’appropriation corrélative par les sociétés des conceptions avancées de ces procédures politiques.
On n’a pas besoin d’être sourd-aveugle et complètement idiot pour constater qu’on a mis la barre assez haut, voire à l’extrême, dans la surenchère de la régression politico-économique. Et j’ai déjà bon espoir que la classe politique dans son ensemble saura, à l’occasion de cette dernière épreuve d’achèvement structurel du parcours démocratique, m’inspirer pour des chroniques futures.
Les effets indésirables d’une démocratisation accélérée
La prochaine tenue des élections municipales, fixées au 6 mai 2018, dont on désespérait tant, est censée donner davantage à un peuple, plus que jamais indéterminé et indifférent, l’occasion de concevoir une démocratie, locale cette fois, qui ne sera finalement qu’un modèle réduit de mauvaise gouvernance au niveau national que nous subissons depuis 2012 et que les dirigeants se plaisent à considérer comme les effets indésirables d’une démocratisation accélérée ou se posent encore la question sur les bons chemins à prendre.
Or un pays qui n’a cessé d’être traversé par des déchirements, des fractures et des luttes de clans, ne saura faire prévaloir par magie un comportement plus démocratique, ni introduire un mode privilégié de l’apprentissage de la gestion politique au sein des collectivités territoriales. Tout le contraire !
La fin du régime autoritaire n’a pas éliminé la persistance de la corruption, du délitement des institutions de l’Etat, du mal-être des citoyens, de l’incapacité à assurer une vie meilleure et surtout l’absence de perspectives qui fait fuir les mieux instruits, entrave et retarde les avancées que les pays qui ont accédé à la démocratie réalisent généralement plus rapidement.
D’ailleurs, pourquoi en serait-il autrement? Les deux partis majoritaires sont toujours aussi versatiles, de même que leurs honteuses ententes secrètes ou tacites sont rarement mises en cause. L’enjeu véritable pour eux, qui a cessé de cristalliser des affrontements idéologiques ou des programmes de société, se résume au contrôle d’un maximum de communes en vue des échéances électorales futures. Une situation qui suscite de la part des autres partis : calculs, rivalités, haines, affrontements, et ouvre la porte à mille dénonciations. Autant d’animosités et des divisions qui préjudicient gravement à l’administration future de la commune.
Dans les démocraties pluralistes contemporaines, les listes des candidats de chaque parti se composent généralement d’un amalgame de militants les plus méritants, ou de personnalités choisies dans les instances dirigeantes du parti qui sont crédibles et qui possèdent un encrage local. Il va de soi qu’en la matière, ils sont tous parfaitement familiarisés avec les problèmes de leurs communes, urbaines ou rurales, savent débattre des orientations de leur parti sur différentes projets en concertation avec les habitants, sont capables d’entrevoir la stratégie électorale à adopter lors d’une élection et à même à faire connaître à travers leurs interventions dans différents médias les positions de leurs groupes. Alors le jour venu, hormis les appartenances partisanes, l’électeur accordera son suffrage au plus digne et au plus persuasif.
Salima Ben Soltane, candidate du parti islamiste Ennahdha à Sidi Bou Saïd. Cherchez le voile !
Le parent, l’ami ou le voisin dont on attend des services
En Tunisie, la misère politique vécue depuis l’avènement de la «démocratie» a amplement renforcé la défiance vis-à-vis des dirigeants politiques. Contrairement aux législatives ou au présidentielles, les considérations politiques auront dans les élections municipales bien moins d’influence sur le choix des candidats, et l’électeur donnera son suffrage non pas au plus honnête, au plus loyal, ou au plus vertueux, mais serait enclin à avantager le parent, l’ami, ou le voisin dont il attend des services.
Les notables et les élites affirmeront avec hauteur et vigueur le principe du choix démocratique. Les moins nantis, réfractaires à la création de sociétés politiques, revendiqueront le droit pour le «peuple» de faire son choix. Enfin, les autres, la masse comme on dit, réduits à l’état de troupeau bêlant et broutant, se feront conduire aux urnes encadrés par les courtiers d’élections.
L’affligeante interview de la malheureuse Salima Ben Soltane, victime collatérale de piètres calculs politiciens, tête de liste du mouvement islamiste Ennahdha à Sidi Bou Saïd et dont le projet se résume à «rapprocher les voisins», en dit long sur le peu de cas que certains partis accordent à la crédibilité de leurs représentants qui débarquent dans l’arène sans aucune idée sur l’exercice du pouvoir municipal, n’ont ni conscience politique, ni opinion sur les questions du jour et encore moins la capacité à s’exprimer.
Les campagnes électorales constituent un moment privilégié et un enjeu de politique publique sur laquelle les candidats sont appelés à s’affronter. Or, par la montée en puissance du partage des informations sur l’internet, la logique des réseaux sociaux s’impose à la logique politique, s’affirme comme un espace de campagne autrement plus important que la distribution des tracts, les affichages publicitaires, les meetings et les rassemblements pour constituer un vivier d’électeurs potentiels ou d’irréductibles abstentionnistes.
Ainsi, une communication bien menée et de grande ampleur sur ces plateformes sociales permet de disposer d’une forte visibilité, mais aussi de draguer un électorat moins sensible aux médias traditionnels qu’aux fait divers, adepte d’une culture foncièrement apolitique et décontextualisée.
Dans cet affrontement pour le contrôle du pouvoir municipal, et dans un contexte où la Com’ fait signe mais ne fait pas sens, le vêtement est devenu un objet de communication porteur de messages nombreux, souvent contradictoires, et qui ne manquent pas de provoquer de part et d’autre des réactions de rejet ou de sifflements admiratifs.
Ainsi, le voile islamique a-t-il cessé d’être le couvre-chef exclusif des partisanes du parti islamiste à partir du moment où Nidaa Tounes met en avant des candidates voilées, telle Rokaya El Madani à Tataouine. De même qu’une blonde qui exhibe un jean troué et cisaillé aux genoux, candidate d’Ennahdha, est susceptible d’incarner une intégration républicaine à l’attention des électeurs dits modernistes de Nidaa Tounes.
Dans les différentes listes de candidats aux municipales, qui mettent en scène toutes sortes de clivages politiques, on y trouve de tout : les novices, qui sont les plus nombreux et n’entendent rien à la politique, les militants engagés, les partisans excités, les prosélytes agités, les propagandistes turbulents, les imposteurs révolutionnaires, les jusqu’au-boutistes ainsi que les «petits» qui veulent éliminer les «gros». Tous méritent cependant d’être remis dans le principe de la volonté générale, qui est celle du peuple, et mobilisé dans le devoir de l’intérêt général, qui est aussi celui de la nation et au nom duquel l’administration est supposée agir.
Rokaya El Madani défend les couleurs de Nidaa Tounes à Tataouine. Cherchez l’erreur !
Or il faudrait pour ce faire qu’ils maîtrisent aussi bien la nécessité des réformes que les processus de décentralisation: infrastructures, transport, voirie, emploi, solidarité, politique de la ville, logement, respect des normes urbaines, mobilisation du foncier public en faveur des espaces verts et de loisirs, environnement, tourisme, mise en valeur des potentiels de la commune en matière d’artisanat et de mise en valeur du patrimoine culturel, l’obligation des habitants de s’acquitter des taxes d’habitation et des taxes foncières, la bonne gestion des ressources de la commune, la réfection des écoles publiques, l’organisation rationnelle du commerce de proximité, le contrôle de la réglementation en vigueur et la répression des infractions commises au détriment de l’ordre et de l’hygiène publics et des intérêts économiques. Bref tout ce qui est censé introduire le ferment politique dans des populations encore habituées à réagir collectivement et émotionnellement.
Les édiles de demain sauront-ils éviter le favoritisme partisan ?
De même que les conseils municipaux, aux cas où leurs membres réussiraient à surmonter leurs rivalités afin de se réunir pour délibérer, ne pourront agir et rendre compte de crimes, délits et contraventions, notamment l’élimination des constructions faites sans contrôle qui ont transformé les cités en bidonvilles urbains, ainsi que la lutte contre la prolifération des points de vente ambulant dans la rue, qu’en recourant à l’autorité de compétente de l’Etat qu’ils incarnent localement.
Or celle-ci est aujourd’hui mise à mal, parfois carrément bafouée, partout où elle est appelée à s’exercer. On a vu des gouverneurs, des délégués et autres représentants congédiés pour leur intransigeance dans l’application de la loi et dénoncés par les habitants comme pratiquant un abus de pouvoir.
La citoyenneté s’apprend, non pas seulement au prix d’un développement d’une vie politique incontestablement pluraliste partagée et acceptée qui dépasse les antagonismes personnels voire claniques, mais par le respect des lois en vigueur dont les citoyens sont indirectement les auteurs.
Il serait quand même utile de rappeler à tous ceux qui célèbrent aujourd’hui une nouvelle étape d’apprentissage de la liberté par la tenue des élections municipales, événement politique majeur caractérisant les démocraties pluralistes modernes, ceux-là mêmes qui assistent impuissants à l’affligeant spectacle donné par les représentants de la nation, par le gouvernement et par les corps intermédiaires, que loin de prôner le consensus, de rendre plus agréable la vie en commun, de préserver les intérêts des habitants, ou encore d’éviter le favoritisme partisan, les édiles de demain seraient bien en peine d’intégrer les conceptions modernes de l’individu sujet politique, du consensus nécessaire à l’atténuation des affrontements du pluralisme, comme principes inhérents aux régimes démocratiques.
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