Face à la dégradation des conditions de vie des populations et au délabrement moral des partis politiques, l’abstention risque de s’installer durablement en Tunisie et sceller le divorce définitif entre les citoyens et une classe politique éloignée de l’intérêt général.
Par Yassine Essid
Le constat paradoxal, qui remet largement en cause les résultats bien mitigés des élections municipales de dimanche dernier, 6 mai 2018, et le peu de cas fait de l’importance du scrutin, révèle que les vainqueurs ont perdu autant que la vaincus. Entre la rancœur boudeuse des uns et le triomphe dont se prévalent bruyamment les autres s’impose le refus de trancher de ceux, nombreux, que plus rien ne motive pour se rendre aux urnes : les abstentionnistes; incarnation du défaut de mobilisation électorale, opposants marginaux au comportement instable, à la conduite erratique et irresponsable, qui laissent faire car ils ne se sentent jamais concernés.
Rejoindre la multitude réfractaire
Le tort des gens bien-pensants, c’est-à-dire dont les valeurs et les convictions politiques sont toujours conformes à l’ordre dominant, est de vouloir imposer leur façon de penser en disant aux autres ce qu’ils ont à faire.
Il en est ainsi des ennemis de l’abstentionniste, un individu auquel on a longuement ressassé les craintes qu’en refusant d’aller voter il se dérobe en fait à son devoir civique, affaiblit une démocratie déjà bien mal en point, et accorde un avantage considérable à des partis qui agiront probablement contre ses intérêts et ceux de la nation.
Bref, qu’il se mettrait en marge de la collectivité pour aller rejoindre cette multitude réfractaire facilement reconnaissable par le bout de l’index qui ne porte aucune immatriculation à l’encre indélébile.
Il arrive en effet que des proches, nonobstant l’âge, le genre, le statut familial, et leur prédilection pour telle ou telle formation politique en lice, le mettent en garde, selon le cas, sur le risque de contribuer par son indifférence assumée à une présence moins affirmée des candidats de Nidaa Tounes, un parti en phase de liquidation mais dont les membres demeurent d’authentiques patriotes dans le camp des républicains. D’autres l’accuseraient, en revanche, de faire le succès des postulants d’Ennahdha, à l’origine une assemblée de religieux acharnés devenus des islamo-démocrates. Pire encore, il y aurait même, disent-ils, un péril certain de voir un pays fragile à la merci des petites formations sans soutien, qualifiés abusivement d’indépendants, en fait des groupes hors-sol, des braconniers de la politique, des cellules dormantes issues de la société civile dont les propositions n’intéressent personne, qui n’ont ni programme, ni expérience politique.
Défiance des citoyens envers les grands partis
Face aux arguments de ceux qui ne cessaient de répéter que les élections municipales nous permettront d’atteindre le jalon le plus éloigné de notre parcours démocratique, celui de la maturité des institutions, notre abstentionniste n’hésite pas à déployer devant ses contradicteurs l’interminable chapelet des logiques, accumulées avec le temps, qui le forcent aujourd’hui à bouder les urnes sans pour autant recourir à la caricature des «tous pourris».
Il leur rappellera franchement qu’il entend bien contribuer à la défiance grandissante des citoyens envers les grands partis politiques, notamment ceux qui continuent d’être au cœur de la politique du pays, avec leur incompétence, leurs frasques, leurs écarts de langage et leurs discours bourrés de fausses promesses, qui croyaient, et croient encore, pouvoir résoudre les problèmes d’aujourd’hui avec les recettes éculées d’hier. Ils sont devenus du pain bénit pour donner bonne conscience à tous les abstentionnistes: le non-militant, l’apolitique, le jeune chômeur, le débrouillard, l’étudiant sans perspective d’avenir, les femmes repliées sur le milieu familial, les hommes faiblement associés à la vie économique, les vieillards et tous ceux qui relèvent des catégories les plus mal intégrées à la société globale.
L’abstentionniste reste également persuadé que le modèle de gouvernance qui sera suivi par n’importe quelle administration locale élue, là où n’existe presqu’aucun rapport entre édiles et électeurs, ne sera pas différent de celui appliqué jusque-là aux affaires de l’Etat.
On verra, ici et là, les mêmes types d’engagements promis en matière d’affectation des ressources, de réalisation de projets et de prestations de services qui revêtent de l’importance pour le quotidien de toute collectivité.
Réussir là où l’Etat a lamentablement échoué ?
Les mêmes serments d’améliorer la voirie, de réhabiliter les quartiers pauvres, de supprimer les étalages sauvages, de multiplier les espaces verts, de mettre fin à la spéculation immobilière, de moderniser le transport public, de raccommoder les routes et de réduire les écarts de développement. Bref, de mettre leur pouvoir au service du bien-être par l’amélioration de la situation socio-économique, environnementale et culturelle des cités en faisant adopter les modifications législatives requises pour le nouveau régime de gouvernance municipale.
Ils comptent bien réussir là où l’Etat, qui tient les cordons de la bourse en même temps qu’il est le détenteur du monopole de la violence légitime, avait lamentablement échoué.
Si notre abstentionniste avait aussi à établir le bilan de trois années d’un régime de démocratie parlementaire étrangement dirigé par un président devenu monarque absolu doublé d’un patriarche incontesté, il ne verrait que trahisons, complicités, inconstances, vide politique, désobéissance civile, agitation sociale, effets d’annonce, campagnes de lutte contre telle ou telle pratique antisociale rarement menées à terme et, pour couronner le tout, la renonciation de l’autorité souveraine face au pouvoir outrancier d’une centrale syndicale transformée en gouvernement parallèle.
Dès lors se pose la question du rôle de l’abstention, notamment pour l’électeur qui, aux élections présidentielles et législatives de 2014, s’inquiétait du retour d’Ennahdha au pouvoir et avait tout misé sur son rival moderniste.
Après trois années d’indécentes complicités entre Ghanouchi et Caïd Essebsi et la déroute du mouvement de ce dernier, il ne souhaite plus voter Nidaa Tounes mais, pour autant, ne veut pas voter autre chose.
Pour une bonne part, cet abstentionniste ne marque pas un refus du politique, il n’est pas apathique ou anomique mais manifeste par ce comportement un refus du choix partisan. D’où le succès de plusieurs listes indépendantes.
Alors à quoi faut-il s’attendre de ces conseils municipaux dirigés par des personnalités soutenues par les partis du gouvernement? Aux mêmes pratiques, et cela va de soi.
Sanctionner les uns sans favoriser les autres
La vraie question, cependant, concerne plutôt l’avenir des communes dont les électeurs n’avaient pas réussi à déjouer la défiance grandissante des citoyens envers les deux grands partis politiques. Les nouveaux conseils municipaux dirigés par des personnalités indépendantes, issues de la société civile, c’est-à-dire sans appuis du pouvoir en place, seront immanquablement pénalisés pour leur outrecuidance et verraient leur fonctionnement lourdement contrecarré par un régime encore en place mais largement dépité de son pouvoir local.
On vote parce qu’on adhère à telle ou telle politique, parce qu’on veut favoriser une dynamique salutaire, appuyer des projets d’envergure, sauf que l’avenir n’est enviable dans aucun des scénarios proposés par les partis. Leurs militants qui sont allés frapper aux portes pour expliquer leurs solutions de proximité et la différence entre les enjeux de l’élection municipale et la critique des politiques nationales n’ont pas suscité l’intérêt de se mobiliser.
On ne doit pas voter parce qu’il faut voter, de même qu’offrir son suffrage n’est pas une démarche militante ou philosophique, mais une décision politique émancipatrice, un acte raisonnée de liberté personnelle destiné à sanctionner la politique des uns sans pour autant favoriser celle des autres.
Or, la conjoncture actuelle ne nous offre rien de réjouissant : paupérisation massive, dégradation soutenue des conditions d’existence, délabrement intellectuel des formations politiques et déchéance morale de la représentation nationale.
Face à cette désolante réalité, la participation ne pourrait que se fragiliser dangereusement et l’abstention appelée à s’installer durablement dans le paysage politique, d’une façon structurelle, consommant ainsi le divorce entre le citoyen et une classe politique campée dans ses dénis, éloignée de l’intérêt général, incapable finalement de diriger une démocratie.
L’abstentionnisme délivre un message d’indifférence, un «à quoi bon !» qui signe une inquiétante perte de crédibilité des élus, institutions, partis et gouvernement.
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