La présidente Bochra Belhaj Hmida remettant le rapport du Colibe au président de la république Béji Caïd Essebsi.
Le courage, selon la formule de Jaurès, est de tendre vers l’idéal en tenant compte du réel; or le rapport tant attendu de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe) manque d’un tel courage.
Par Farhat Othman *
S’il se montre bien ambitieux en termes de droits et de libertés à consacrer en Tunisie, ledit rapport ne tient pas assez compte du réel tunisien imposant de se soucier, pour ce faire, de lever au préalable l’obstacle religieux majeur à leur consécration.
Il le tente pourtant pour l’égalité successorale, mais sans l’étendre aux autres sujets sensibles constituant encore des tabous en islam, comme l’homosexualité sur laquelle la position du rapport est loin d’être acceptable, allant même jusqu’à accepter le maintien de la pénalisation moyennant une sanction juste pécuniaire. Ce qui est inadmissible de sa part et dénote, au-delà des divisions au sein de la Commission, une intention à des fins autres que celles affichées.
Un rapport ambitieux
Ce qui est indéniable, c’est que le rapport est important et constitue un pas majeur, pouvant être décisif, sur la voie de l’État de droit et la société des droits. Or, on le sait, il faut pour cela une volonté politique pour faire aboutir les choses; et elle est loin d’exister! Ainsi, le rapport brosse un tableau exhaustif des droits humains et des libertés privatives, donnant des références fort utiles, tant nationales qu’internationales, en la matière.
C’est en cela qu’il a été apparemment voulu : une balise pour le futur. De plus, il ose proposer un projet de loi organique portant Code en la matière. Ce qui est par trop ambitieux par rapport à la mission de la Commission qui, rappelons-le, était d’apporter une solution rapide et exécutable de suite sur certaines questions sensibles posant problème, notamment celle de l’égalité successorale. D’ailleurs, le rapport commence bien par y satisfaire en esquissant une justification théologique de la nécessité et la possibilité de l’égalité en la matière. Toutefois, il n’étend nullement l’analyse à tous les droits et libertés dont il traite, en oubliant même certains.
Le rapport se présente donc sous la forme d’un inventaire des droits et des libertés à consacrer dans un pays nouvellement acquis à la démocratie, mais sans satisfaire aux moyens de les concrétiser eu égard au blocage religieux précité. S’il est bien ambitieux en théorie, tenant pratiquement compte de tous les aspects classiques des normes juridiques à observer en la matière, il reste, dans la pratique, inefficace en l’état à apporter un changement immédiat dans la législation. Car il ne propose rien de concret en dehors du projet du Code, ce qui est affaire d’années, d’autant plus que d’autres projets en la matière entrent en concurrence avec lui.
En définitive, la Colibe nous fournit un corpus complet des instruments juridiques utiles pour une recherche, alimenter des débats, avec le tort de ne pas se soucier vraiment de la consécration rapide de ces droits et de ces libertés, même pas celle de l’égalité successorale; il est ainsi réduit à n’en faire juste qu’un affichage, de la réclame. Au demeurant, a-t-on eu vraiment en vue un tel impératif? On est en droit d’en douter.
Si le rapport a tenu à paraître progressiste avec des propositions se voulant exhaustives, il risque de n’être qu’un rapport de plus parmi ceux qu’on oublie, manquant de la progressivité nécessaire en la matière et en ne tenant pas compte de la réalité en Tunisie et dans le monde musulman dont la Tunisie est obligée de tenir compte nolens volens.
Un rapport déconnecté des réalités
Au vrai, ce rapport est décevant pour les vrais militants de la cause humaniste qui se demandent s’il ne fait pas partie du théâtre d’ombres politiciennes auxquelles nos élites s’amusent : parler, parler, mais ne rien faire de concret !
Pourtant, le rôle de la Commission était justement d’amener à un acquis, sans plus tarder, sur la question de l’égalité successorale notamment. On n’est pas sûr d’y être parvenu, et ce malgré l’existence de projets de lois publiés en la matière, simples à voter et présentant l’intérêt d’une application immédiate.
Car au vu surtout du nécessaire impératif du compromis empêchant le pays de se réformer, il importe moins d’être progressiste en matière de droits et de libertés relevant de questions ô combien sensibles, que d’être progressif et surtout réaliste et courageux. Il s’agit donc d’agir question par question et réussir, par la bonne loi, de changer la mauvaise: ainsi, comme on le dit dans la théorie monétaire, la bonne loi chasse la mauvaise. Ce qui impose d’agir cas par cas et de prévoir des lois séparées, simples, mais radicales, pour avoir une chance d’être votée.
C’est ce que ne fait pas le rapport, même pas pour la question principale qui a motivé sa constitution, celle de l’égalité successorale, puisqu’il n’ose pas proposer un projet de loi osant l’égalité de suite. Pourtant, la commission a bien eu connaissance de pareils projets, dont nous avons fait écho ici. Pourquoi donc ne pas y avoir référé ne serait-ce que pour ne pas rester dans le flou qui marque le rapport ?
En effet, la Commission est par trop prudente sur cette question, comme sur d’autres, et ne propose rien de bien arrêté. Elle se paye même le luxe de noyer la question dans des propositions qui, pour être intéressantes, détournent l’attention de l’essentiel, alors que c’est sur cela qu’il fallait se focaliser.
À quoi sert-il donc de parler de l’abolition de la peine de mort quand on n’en a pas fini avec les sujets bien plus importants, plus sensibles et d’effet plus grand ? Et quel intérêt de le faire sans démontrer sa parfaite faisabilité en islam, ce qu’impose déjà la Constitution qui réfère à ses valeurs ?
Il en va ainsi de l’homosexualité sur laquelle la position de la Commission est trop timide, admettant le maintien de la pénalisation, eu égard manifestement à la fausse conception en la matière de la religion. Pourtant, les études exhaustives en la matière ne manquent pas et Bochra Belhaj Hmida, présidente du Colibe, en a bien eu connaissance. Comme elle et sa commission les ont superbement ignorés, il faut croire à l’existence d’une réticence sur la question au sein de la Commission, en écho à la désinformation dans le pays, qui justifie la honteuse proposition alternative sur une peine pécuniaire.
Un rapport peu courageux
Outre son manque de courage en termes de réalisme et son flou en matière d’égalité successorale où elle ne fait que suggérer différentes options, la Colibe a manqué d’audace sur nombre de questions, n’osant pas adopter une attitude tranchée, se montrant hésitante ou prudente. Ainsi ne se déclare-t-elle pas franchement pour l’abolition pure et simple de l’homophobie. De fait, cette position en clair-obscur sur l’homosexualité relève d’une approche timorée sur toute la question de la liberté sexuelle ne tenant pas compte du sexe comme droit ni de la question du genre ou des rapports hors mariage.
C’est donc en présentant des propositions faussement osées, car édulcorées par des variantes qui risquent elles d’être retenues, faisant oublier l’essentiel, que pèche en plus le rapport. Ce qui est de nature à faire passer au second plan ses aspects positifs, dont surtout le Code des droits et libertés et le détail du corpus juridique national et international utile en la matière.
Au lieu de céder à la folie des grandeurs d’oser un Code, la Commission aurait été mieux inspirée, et plus en accord avec sa mission, de proposer des projets de lois sur les sujets sensibles bien choisis, ceux qui parlent à l’imaginaire et agissent sur l’inconscient. C’est ainsi et ainsi seulement qu’on réussira à faire avancer les choses en aidant à changer les mentalités. Par exemple, il aurait été préférable de se concentrer sur deux questions précises en proposant deux textes précis de nature à être immédiatement réalisables : le premier sur la réalisation de l’égalité successorale et le second sur l’abrogation pure et simple de l’article 230 du Code pénal du genre de ce qui a déjà été proposé et publié.
Car voter déjà une loi sur ces questions ô combien sensibles, c’est ouvrir la voie à tout le reste. La Colibe aurait même pu aussi proposer un 3e projet de loi réalisable de suite sur deux autres questions sensibles symboliques et à la portée virale en matière de droits et libertés, et ce en matière d’alcool ou en matière de test anal. Cela aurait été bien plus judicieux que de se limiter à inventorier les circulaires et arrêtés illégaux et juridiquement nuls de nullité absolue.
Les droits et libertés sont-ils vraiment servis ?
Ce rapport alimentera sûrement le débat utilement, mais il est fort à craindre qu’il ne soit limité qu’à cela, et qu’il n’en ressorte rien de concret en matière de droits et de libertés; ce qui arrange assurément les dogmatiques et tous ceux dont l’intérêt et que rien ne change de suite dans le pays sur le plan législatif. Car avec un tel rapport, on fait bien le buzz, mais rien d’autre; ce qui relève de l’esbroufe, sinon de la tromperie. N’a-t-on pas dit, d’ailleurs, que la fausse démocratie se réduirait au slogan : cause toujours, tu m’intéresses ! Aussi la Colibe aurait pu et dû éviter un tel gros risque en proposant des projets de lois du type précité : simples à voter et immédiatement réalisables.
Cette sévérité de notre part dans l’appréciation, allant contre les réactions laudatives qu’attend la commission ainsi que les politiciens malicieux qui l’ont créée, tient compte de ce qu’on sait de ses coulisses et du jeu politicien malsain dans le pays. Elle se base aussi sur la nature de la mission de la commission et des matières sensibles traitées. Car le rôle de la Commission, redisons-le, était de proposer ce qui peut être fait mis en œuvre hic et nunc; or, elle ne propose rien de ce qui serait d’application immédiate.
Voilà ce que n’a pas fait une commission manquant donc de courage. La Colibe rate ainsi le coche et risque moins de faire entrer la Tunisie dans l’ère des droits et des libertés que de retarder son entrée, se limitant à engager des débats sans changer en rien à la situation liberticide actuelle, la législation restant en l’état.
Nous avons même des raisons de penser que ce rapport n’a été conçu que pour alimenter certes le débat, mais nullement pour introduire un quelconque changement immédiat dans la législation en vigueur. Il servirait un nouveau consensus : ouvrir la voie à une discussion qui n’en finit pas, un dialogue de sourds, voulu surtout long, traînant en longueur, oiseux même, pour ne rien changer et laisser la législation en l’état.
Le mot d’ordre donc de la situation actuelle en matière de libertés en Tunisie est de ne pas toucher encore à la législation scélérate tout en simulant s’y atteler avec les projets les plus ambitieux. Au mieux, si la pression se fait irrésistible, on pourrait lâcher du lest sur la question successorale dont on a pris la peine, dans le rapport, de démontrer la faisabilité par rapport à la religion. Et encore, en traînant des pieds avec un pas de sénateur, et donc de vieux, âge des gouvernants du pays oblige; ce qui ne serait pas loin de se résoudre, au final, en un pas de clerc !
* Ancien diplomate, écrivain.
Libertés individuelles et égalité : La Colibe remet son rapport
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