Radhia Jerbi/Yosra Frawes/Dorra Mahfoudh.
Parmi les nombreuses rencontres ramadanesques qui ont drainé beaucoup d’intellectuels figure en bonne place une sur le thème à la fois polémique et mobilisateur : «Les femmes et la république ».
Par Khémaies Krimi
Organisé, à la médina de Tunis, à l’occasion de la présentation de l’ouvrage ‘‘Que vive la république, 1957-2017’’, par l’association Nachaz Dissonances, ce débat a mis face-à-face des partisanes de ce qu’on appelle le «féminisme d’Etat», que représente l’Union nationale de la femme tunisienne (UNFT), de plus en plus indépendante du pouvoir après le soulèvement du 14 janvier 2011, et des militantes du mouvement féministe autonome ou de gauche représenté par l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), et ce, en l’absence du «féminisme islamiste» qui est devenu une réalité, avec les récents changements dans le pays, où le parti islamiste Ennahdha est désormais associé au pouvoir.
Bien des avancées ont été réalisées mais…
Le débat a été animé par Khadija Cherif, militante féministe et universitaire, avec la participation de la secrétaire générale de l’UNFT, Radhia Jerbi, la nouvelle présidente de l’ATFD, Yosra Frawes, Dorra Mahfoudh, professeure de sociologie, et Malek Kefif, président de l’Association Amal spécialisée dans la protection et l’accompagnement des femmes célibataires.
Introduisant le débat, l’Association Nachaz Dissonances note que, depuis la promulgation du Code du statut personnel à l’aube de l’indépendance, en 1956, jusqu’à l’avènement de la loi contre la violence faite aux femmes, en 2017, bien des avancées ont été réalisées sur la voie de l’égalité entre les hommes et les femmes.
Pour autant, relève encore l’Association, et en dépit de la constitutionnalisation d’une citoyenneté égale entre toutes et tous, l’égalité sociale, juridique et économique est encore inachevée. Le débat en sourdine sur l’égalité en héritage (la femme héritant encore légalement la moitié de ce qu’hérite l’homme, conformément à la loi islamique) est révélateur de la persistance des résistances et des conservatismes. Ce défi, indique l’Association, doit être relevé car une république qui minore les droits de ses femmes est boiteuse.
Bourguiba n’est pas le libérateur de la femme tunisienne
Les représentantes du mouvement féministe autonome, en l’occurrence la présidente de l’ATFD, Yosra Frawes, et l’universitaire Dorra Mahfoudh ont été impitoyables vis-à-vis du premier président de la république tunisienne, Habib Bourguiba, auquel elles ont renié le statut, à leurs yeux usurpé, de «libérateur des femmes tunisiennes», lui reprochant d’avoir davantage instrumentalisé la question de la femme que libéré les femmes en tant que telles dans la société.
Dans sa communication, Dorra Mahfoudh, a relevé que «depuis l’indépendance du pays, en occupant le champ des droits des femmes et en s’arrogeant le mérité des gains, l’Etat a invisibilisé la participation des femmes durant la lutte contre la colonisation, puis a marginalisé le mouvement féministe autonome et entravé son action». Critiquant l’apport de Bourguiba, la chercheure a indiqué qu’«en se référant aux valeurs de la modernité, le Code du statut personnel n’a pas rompu avec le référentiel religieux et le droit musulman», notamment en ce qui concerne la question de l’inégalité successorale qui continue, plus de soixante ans après, à faire débat.
Tout en rappelant les grands moments du militantisme féministe autonome en Tunisie, Yosra Frawes a souligné, de son côté, que, contrairement à une idée reçue, la république tunisienne «n’est pas aussi féminisée qu’on le pense» et beaucoup reste à faire pour consacrer au quotidien l’égalité totale entre les femmes et les hommes.
Parmi les défis que la femme tunisienne doit relever, à court et moyen termes, figure en bonne place le combat pour l’égalité en héritage, précisant que l’enjeu est de taille tant il concerne 50% du patrimoine du pays.
Les «Femmes démocrates» reconnaissent toutefois que ce combat pour l’égalité est universel et relèvent, dans ce sens, que la femme a, toujours, été victime de l’Histoire de l’humanité, qui a toujours cherché à marginaliser la femme et à la reléguer au second rang. Conséquence : le combat continue et la question de l’égalité entre les sexes est encore et toujours d’actualité.
C’est dans cet esprit qu’il faut situer l’une des ambitions affichées du G7 qui vient de se réunir au Canada et la fronde des femmes du cinéma au dernier festival de Cannes.
L’UNFT revient de loin
De son côté, la secrétaire générale de l’UNFT a dans une intervention émouvante rappelé ce qu’avait enduré l’organisation sous le règne de la «Troïka», la coalition gouvernementale conduite par le parti islamiste Ennahdha, à travers les exactions subies par ses militantes et le squattage de ses locaux par les milices autoproclamées protectrices de la révolution.
Tout en reconnaissant son instrumentalisation depuis l’indépendance par les partis au pouvoir (Parti socialiste destourien, PSD, et Rassemblement constitutionnel démocratique, RCD), elle a fait remarquer que l’UNFT, forte de ses acquis historiques dont un patrimoine foncier de plus de 200 centres de formation et d’assistance de proximité et d’une unité de microcrédits, se bat encore aujourd’hui pour récupérer ses locaux implantés dans tout le pays et recouvrer sa place légitime dans le tissu associatif national.
Une alliance UNFT-ATFD n’est pas pour demain
Lors du débat, des voix féministes se sont élevées pour proposer, face à la menace que constitue l’islam politique pour les droits des femmes, des synergies et même une alliance entre l’UNFT et l’ATFD, entre le féminisme d’Etat et le féminisme autonome.
Les représentantes de ce dernier, apparemment attachées à leur autonomie, ont esquivé l’offre et préféré parler de coordination lors de manifestations militant en faveur des droits légitimes de la femme tunisienne.
Il faut cependant reconnaître que, malgré les blocages sociaux et politiques qui empêchent encore de nouvelles avancées sur la voie de l’égalité entre les femmes et les hommes, le féminisme tunisien a beaucoup changé et évolué. Et pour reprendre cette remarque de Dorra Mahfoudh, «le champ associatif féminin tunisien comprend des actrices aux positions différentes et des lieux d’intervention pluriels aux frontières brouillées». D’où la nécessité de poursuivre ce genre de débat pour rapprocher davantage les positions.
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