La fête populaire, avant la désillusion de la défaite.
Le football a toujours joué un rôle manipulateur des foules, de contrôleur des consciences et de dérivatifs aux problèmes économiques et sociaux, mais est-ce suffisant pour justifier le souhait de voir l’équipe nationale éliminée de la Coupe du Monde ?
Par Yassine Essid
Un ancien conseiller à la présidence de la république, un certain Mohamed Hnid, avait publiquement exprimé son souhait de voir l’équipe de Tunisie éliminée de la Coupe du Monde de football 2018 en Russie. Présage malencontreux au milieu de tant de ferveur patriotique et de divinations heureuses. Certains médias étaient allés jusqu’à qualifier ses propos, prononcées la veille du jour de la grande messe, d’outrages odieux à l’encontre de l’exaltation du sentiment national pour une équipe au summum de l’estime la veille, et qui devait connaître le lendemain une disgrâce provisoire avant d’être définitivement éliminée hier, samedi 23 juin 2018, au même titre que l’Arabie saoudite, l’Egypte et le Maroc, les trois autres pays arabes engagés dans la compétition.
Football et manipulation des foules
Rassembleur dans une même passion un peuple entier, le football joue, partout dans nos sociétés contemporaines, un rôle manipulateur des foules, de contrôleur des consciences et de dérivatifs aux problèmes économiques et sociaux.
On l’a constaté par le passé sous les régimes autocratiques où il était largement encadré par l’Etat qui en faisait un instrument privilégié pour asseoir le pouvoir du régime en place sur une large base de la société.
L’avènement de la démocratie n’a rien changé dans ce domaine. Le capitalisme débridé et mondialisé a pris le relais du pouvoir absolu. D’une activité de loisir totalement désintéressée où «l’important c’est de participer», les compétitions nationales et internationales ont intégré les logiques entrepreneuriales et marchandes, autrement dit, le football est devenu l’univers par excellence de l’argent-roi, un business lucratif : le Qatar obtient la Coupe du monde 2022 malgré son climat, le salaire des footballeurs atteignent des sommets dans l’indécence, la corruption sévit au sein de la Fifa, le sponsoring génère des revenus faramineux, les droits télévisuels pour la retransmission des matchs font l’objet de surenchères déraisonnables.
L’homme d’affaires Slim Riahi a construit un parcours politique autour de la présidence du Club africain.
À cela il faut ajouter les dépenses somptuaires pour accueillir la Coupe du monde, sans parler des coûts de participation et de préparation consentis par des Etats sous-développés qui se retrouvent qualifiés pour le mondial nonobstant les graves crises économiques et financières qu’ils connaissent.
Le personnel politique continue, pour sa part, d’allouer au ballon rond une place essentielle en dépit de la honteuse et incontrôlable violence que l’on constate dans les stades à chaque rencontre. Des personnalités officielles se transforment en zélateurs du plus grand spectacle du monde. On oublie très vite les problèmes qui surgissent à propos de l’argent du football, du salaire des joueurs, des interférences à la fois sociales et politiques considérées comme de légères déviations malignes qui ne compromettent en rien le sport-roi dans sa nature intrinsèque qu’on estime profondément étrangère à de telles malversations.
L’exigence du pluralisme, qui représente le fondement même de la démocratie, avait permis la constitution en Tunisie d’un parti politique, aujourd’hui représenté au parlement, autour d’un leader qui n’avait pour seul mérite que celui d’être, à la manière d’un Silvio Berlusconi, le riche propriétaire d’un club de foot. Slim Riahi avait mené campagne en s’affichant aux côtés de ses joueurs et avait vu son nom souvent scandé dans les gradins.
L’étroite imbrication avec le politique ne date pas d’aujourd’hui. L’enceinte sportive fut le seul lieu public où l’on pouvait conspuer librement un leader politique auquel est associée l’équipe adverse voire le régime dans son ensemble. La présence de Slim Chiboub à la tête de l’Espérance sportive de Tunis (EST) avait conféré au club tunisois une identité politique évidente conforme à l’air du temps.
Le ministre Mehdi Ben Gharbia s’affiche au milieu de supportrices de l’équipe Tunisie à Moscou.
Tartuferies religieuses et sport
D’ailleurs, les connivences entre le dernier degré du vice, que sont les tartuferies religieuses et le sport, ne datent pas d’aujourd’hui. En effet, si l’actuel entraîneur de l’équipe nationale a imposé le jeûne de ramadan à des joueurs en pleine préparation physique, Slim Chiboub, un hypocrite de grand style, faisait réciter aux vestiaires la «fâtîha» à ses joueurs avant chaque rencontre.
La transition démocratique en Tunisie a permis au football de rester un outil politique populaire, détaché des implications explicitement idéologiques, au service de gouvernants préoccupés par le prestige du pays, en permanence à la recherche de reconnaissance internationale.
Si les clubs contribuent plus que jamais à la construction et à l’expression déchaînée des identités locales et régionales, la participation de l’équipe nationale aux tournois internationaux demeure l’occasion pour tout régime de masquer provisoirement les rivalités politiques et les inégalités fondamentales profondes. Ce qui leur octroie une courte trêve dans leurs vaines tentatives pour résoudre les problèmes sociaux du pays et améliorer la qualité de vie de ses habitants.
Aussi, une participation à la Coupe du monde de football contribue-t-elle immanquablement à produire un bref consensus social qui va au-delà de la fragmentation politique. La société apparaît plus stable, le peuple est uni autour de quelques valeurs fondamentales respectueuses des institutions et indifférentes aux rivalités partisanes.
Inspirées par un fort sentiment nationaliste, les masses réalisent une sorte de communion dans la ségrégation. Le football cesse alors d’être une sociabilité de rue ou une culture du pauvre, mais nous transforme tous, le temps d’un match, en fanatiques supporters tunisiens, rendant imperceptible à la fois les proximités et les distances sociales, permettant à chacun de s’identifier à un pays et à ce qui le transcende, c’est-à-dire la nation.
Principales armes du coach Maaloul : la «fâtîha» et les larmes à l’écoute de l’hymne national.
La ferveur qui rassemble et fait oublier les soucis
Ainsi, par le biais du football, le gouvernement continue, comme par le passé, à entrevoir l’éventualité de gagner une certaine paix sociale, et toute victoire de l’équipe nationale est de nature à faire remonter en flèche la côte de popularité d’un gouvernement, reporter à plus tard des revendications, asseoir la domination d’un parti ou d’une personnalité politique.
Aujourd’hui, un Hafedh Caïd Essebsi se verrait bien, par exemple, cumuler la direction de Nidaa Tounes et la présidence de l’Espérance sportive de Tunis.
Mais la participation de la Tunisie à la Coupe du monde de football signifie d’abord un pays à l’arrêt, surtout lorsque la plupart des matchs joués se déroulent pendant les heures normales de travail. Dans les écoles et facultés les examens sont reportés. Fonctionnaires et autres employés prennent quelques jours de congé ou, choisissant l’efficacité plutôt que le présentéisme, s’organisent pour commencer le travail un peu plus tôt et partir avant l’heure. Certains chefs d’entreprise consentent à diffuser les matchs au sein même du lieu de travail pour éviter le taux d’absentéisme pendant la durée de la compétition. Il arrive aussi que l’on s’endette, pour payer un voyage en Russie. Quant aux commerçants, habituellement si mesquins et âpres au gain, ils renonceront pour un temps à être racoleurs et tourneront le dos au client malvenu. Equipés d’écrans géants, des centaines de cafés deviennent les points de ralliement permettant aux passionnés de regarder les matchs dans une ambiance festive.
Enfin, en matière de «supportérisme» à distance, les pilotes de Tunisair ne manquent pas d’annoncer en plein vol aux passagers qui s’impatientent la grande nouvelle d’une victoire qui leur fera oublier les désagréments des inévitables retards, un domaine où la compagnie excelle.
Mais des matchs de cette importance, ne sont pas simplement une victoire ou une défaite, mais enclenchent une longue procession de l’imagination humaine. On discute du match avant, pendant et après la rencontre qui devient un sujet éminemment problématique, car une partie de foot se prête à une multitude d’interprétations.
En cas de défaite, toujours imméritée, on invoquera volontiers les caprices du hasard : le tir qui a percuté la transversale, l’arrière qui a marqué contre son propre camp, autant d’aléas qui offrent de récrire une autre interprétation, plausible et conforme à la justice : «ça ne voulait pas rentrer…!», ou la malveillance des hommes: l’arbitre avait-il raison de refuser le but? Le penalty était-il accordé généreusement? L’hors-jeu était-il justifié?
La tricherie s’avère alors d’autant plus légitime, qu’elle émane des caprices d’un hasard obstinément défavorable. La chance, la justice, le favoritisme deviennent autant de facteurs d’incertitudes qui tempèrent la brutalité de la reconnaissance rationnelle du résultat.
En revanche, à l’ordre irrécusable de la victoire s’opposera le recours au doute, car le succès nous persuade de la primauté du mérite, conforte la certitude de notre excellence, devient une revanche sur les coups du sort et les injustices subies, nous rassure sur l’existence d’une justice immanente. Certains y voient même la main d’Allah lorsque le faible triomphe d’un ennemi puissant, et nous rappelle, de fait, les règles de la division du monde en pays riches et en pays pauvres.
Retrouver l’angoisse des misères quotidiennes
Maintenant que l’équipe nationale s’apprête à plier bagage, qui nous a donnée à voir mais aussi à penser, il est temps pour nous de retrouver l’angoisse du quotidien : la prochaine perturbation de la distribution d’eau à la Manouba et à Béjà, la hausse du prix du carburant une semaine après le démenti exprimé par le brave ministre de l’Energie, l’énième intervention de l’armée nationale au Mont Chaambi, les résultats du baccalauréat, les coups de boutoir répétés de Noureddine Taboubi contre le gouvernement et son chef, et bien d’autres misères.
L’ex-conseiller à la présidence avait-ils raison de s’embarquer dans ce présage funeste et de vouer ainsi aux gémonies nos participants à la Coupe du monde ? Il est parfaitement dans son droit, mais il aurait dû attendre un peu plus longtemps pour l’avouer.
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