Bureau politique de Nidaa Tounes en 2015 : Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Après la déroute annoncée de Nidaa Tounes, les islamistes et apparentés s’exhibent effrontément dans la photo souvenir avec la nouvelle Maire de Tunis. Toutes les têtes remarquables de l’époque de la Troïka sont présentes, comme si le temps s’est arrêté, ce qui ne rend pas la réalité tunisienne plus acceptable.
Par Yassine Essid
C’est par malheur le sort de tout chroniqueur, attelé à la consignation scrupuleuse et fidèle des faits dans l’ordre de leur déroulement, d’avoir à commenter une pareille déliquescence, enregistrant les signes monotones et grotesques de cet affaissement moral généralisé de l’univers complexe de l’exercice du pouvoir politique en Tunisie. Il faut pourtant que ces choses soient dites. Mais que l’on songe aux nausées, à l’accablement de ceux qui en sont, jour après jour, les témoins impuissants.
La grande messe des municipales, en remettant les pendules à l’heure, a bien sonné le glas du parti virtuellement au pouvoir, ébranlant profondément ce qui reste du fragile édifice de ses principes et de ses valeurs. Le fondateur de ce parti, Béji Caïd Essebsi, pourtant élu pour chasser les démons de l’islamisme, est devenu l’acolyte obéissant des dirigeants d’Ennahdha, de leur chef Rached Ghannouchi.
Complicité secrète entre Caïd Essebsi et Ghannouchi
C’est ainsi qu’au nom d’une contestable réconciliation nationale, une forme retorse d’oubli est alors mise à l’œuvre et qui ne va pas sans une complicité secrète entre Caïd Essebsi et Ghannouchi. Une stratégie d’évitement motivée par une obscure volonté de ne pas rappeler le mal commis par les islamistes suivant la technique qui consiste de faire taire le tumulte des déchirements passés, des délits commis et l’ampleur des dégâts occasionnés de la Troïka, l’ancienne coalition conduite par Ennahdha pour ne pas ranimer le cercle infernal de la vengeance.
Caïd Essebsi-Ghannouchi : Une coalition contre nature qui profite largement aux islamistes.
Au nom de la refondation d’un gouvernons-ensemble et de la concorde civile, l’oubli délibéré a servi d’alibi facile à Béji Caïd Essebsi et, par suite, à Nidaa Tounes, qui ont pu ainsi se dédouaner de leur part de responsabilité dans ce qui ne peut s’apparenter qu’à une occultation délibérée du passé.
En tous les cas, cette instrumentalisation de l’oubli semble pour le moment profiter largement à Ennahdha qui, non seulement pratique le déni de la réalité passée, mais s’applique paradoxalement à revendiquer son appartenance à la démocratie (façon Erdogan) et aux droits politiques et civils constitutifs de la liberté humaine. Autant d’anti-mémoires qui, le moment venu, lui serviront à évacuer des esprits des pans entiers de leur inaltérable doctrine régressive et obscurantiste.
Par excès de confiance ou parce qu’il est arrivé à saturation, le chef de l’Etat ressemble de plus en plus à l’âne de Buridan, sollicité avec la même force de tous les côtés à la fois et qui ne sait quel parti prendre. Celui de son fils ou celui des détracteurs de ce dernier? Celui du Front populaire avec son dogmatisme et son étroitesse idéologique? Celui des islamistes près desquels il s’est acoquiné au point de leur céder les portefeuilles les plus stratégiques? Ou bien celui de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), dont il fit un interlocuteur au pouvoir démesuré ?
Le pire c’est qu’il croit encore en ses capacités d’habile négociateur, se gargarise de sa gestion consensuelle du pouvoir alors même que le pays s’enfonce dans la crise et que le parti qu’il représente prend l’eau de toute part. Le fiasco des municipales étale à nouveau l’ampleur des dégâts.
Béji n’a pu contrecarrer les desseins d’un fils surdoué de la combine : Hafedh.
Nullement affligé par les inadmissibles ingérences de son fils dans les affaires du parti jusqu’à s’en rendre maître, le fondateur de Nidaa Tounes assiste, impassible, ne se laissant émouvoir par aucune intervention étrangère ni protestation extérieure, à l’inexorable rétrogradation d’un mouvement qui n’arrêta pas d’être rongé par la désertion de ses militants, éclaircissant ses rangs.
Implosion d’un mouvement à vocation de parti unique
Mais le fait ne date pas d’aujourd’hui, et certaines personnes qui s’étaient hissées aux plus hautes responsabilités après la victoire de leur gourou, avaient pourtant fini par se sentir bien à l’étroit dans leur propre personne et dans leur fonction. C’est alors que, par ambition démesurée ou par calcul honteux, Mohsen Marzouk et Ridha Belhaj tentèrent l’un après l’autre de s’emparer des rouages d’un mouvement à vocation d’un parti unique qui avait la prétention d’encadrer la majorité du peuple et de le modeler par les exigences de la lutte contre le péril islamiste.
Bien plus habile en subterfuges que Belhaj, Marzouk savait que la politique est avant tout affaire de mots plutôt que d’actes. Les vocables de démocratie, multipartisme, droits de l’homme, transparence, liberté d’expression, direction collégiale, exclusion de tout accord douteux, composent son bagou et résonnent tels des boniments dans ses innombrables interventions médiatiques en rupture, pense-t-il, avec les travestissements terminologiques et le vocabulaire falsifié des dirigeants de Nidaa Tounes. En occupant et en structurant habilement l’espace, dessinant les contours d’une autre réalité, Marzouk réussit à construire un nouveau lexique de la pensée et de l’action politique. Mais l’invincible valeureux que rien n’arrête, ayant bien du mal à bouleverser le vocabulaire contingenté des pouvoirs établis, tomba aussitôt dans les travers de ces leaders du Tiers-monde peu enclins à libérer la parole de leurs fidèles partisans ni admettre que leurs propos soient contestés.
Les trois ambitieux qui ont détruit Nidaa: Ridha Belhaj, Mohsen Marzouk et Hafedh Caïd Essebsi.
Les desseins d’un fils surdoué de la combine
Victimes de ces illusions génératrices de faux jugements, Marzouk et Belhaj virent leur dynamique de migration, du palais de Carthage au siège du parti, contrecarrée par les desseins d’un fils surdoué de la combine: Hafedh Caïd Essebsi. Ils entrèrent par la suite en dissidence, partirent tenter leur chance ailleurs en lançant, chacun de son côté, les mouvements qui leur paraissaient les seuls compatibles avec l’idéal de démocratie dont ils avaient acquis le jargon simplissime.
Pour Marzouk, ancien secrétaire général de Nidaa Tounes, ce fut le parti Machrou Tounes (Projet de la Tunisie). L’ex-conseiller spécial de BCE a en effet longtemps cru, et nous faisant croire en fulminant dans le désert, qu’il a toujours sous sa coupe une vieille garde de députés grognards de Nidaa Tounes qu’il finira bien par aspirer dans leur totalité. Il se vit déjà en leader qui a vocation à la personnalité étatique, lié pour toujours à l’histoire du pays.
Cette même vocation qui suscita chez Bourguiba l’œuvre d’émancipation nationale animera désormais celui qui croyait posséder ce don d’entraîner la masse derrière lui. Mais cette douce fantasmagorie de réalité idéale lui était en fait rigoureusement personnelle.
Quant à Ridha Belhaj, ex-directeur du cabinet présidentiel et ancien président du comité politique de Nidaa Tounes, sa rupture se traduisit par le lancement d’un nouveau parti Tounes Awalan (La Tunisie d’abord), appellation absconse, intermédiaire entre le réel et l’abstrait, qui n’a rien de doctrinal et qui s’avéra peu attractive.
Aujourd’hui, le pénitent d’hier, pleurant ses péchés, s’en est allé plein de contrition, se frappant la poitrine à grands coups de poing, manifester son repentir à Béji Caïd Essebsi en nourrissant l’ambition contrariée mais tenace de se faire réembaucher par son seigneur et maître.
Des personnages roués inspirant la défiance
Enfin, dans la mêlée des sous-chefs de Nidaa Tounes, existe un personnage bien plus pittoresque qui n’arrête pas de jouer les apprentis caciques : Néji Jalloul. Encore plus versatile à force de revirements, il ne sait plus sur quelle jambe se tenir et vers quel horizon se tourner. Suffisamment doué et polymorphe, il passa avec une aisance déconcertante de l’art de former les futures générations à la science de la prospective, même si les savantes études, de pures redondances, publiées jusque-là, ne servaient qu’à lui offrir l’occasion de faire parler de lui.
D’ailleurs, de Chine, d’où il se voit en nouveau Marco Polo capable de reconstituer la Route de la Soie, il nous a fait part d’une imparable potion magique destinée à réaliser une sortie de crise. Une formule de pure stratégie et non de cartomancie qu’il révélera dès son retour de l’Empire du Milieu. Je dois avouer que la sottise monotone de chacune de ses idées émousse ma curiosité quant à l’épilogue. Ce qui est certain cependant, c’est que la moindre hypothèse formulée par ces petits dictateurs dépassera en bassesse et en grotesque tout ce que nous avions entrevu dans nos imaginations les plus dévergondées.
Bref, le parcours de ces hommes aigris, qui ont fréquenté les cercles du pouvoir lorsque les hautes fonctions étaient à prendre et qu’il suffisait seulement de se baisser pour les ramasser, a quelque chose de repoussant, celui des personnages roués à l’égard desquels on n’éprouve que de la défiance.
À la faveur du multipartisme, nombre d’individus ont jugé bon de créer leurs propres partis politiques avec un programme économique voire un modèle de société pour s’allier au pouvoir en place ou pour revendiquer la qualité d’opposant. Pourtant, un bon nombre d’entre eux ainsi que leurs militants, tiendraient aisément dans une cabine téléphonique. Cependant, privés d’identité individuelle ou collective, ne disposant pas de traces d’un passé commun qui persiste dans le temps présent censé rassembler des membres d’un groupe autour d’une histoire commune, leurs adhérents finissent par prendre le large, excédés par le hiatus entre les arrogantes et grinçantes tirades de leurs dirigeants et leur traduction dans les faits.
Qui oserait encore accorder un sou de crédits à ces paillasses, prétendre encore qu’on peut derrière ces egos surdimensionnés marcher à une victoire? C’est ainsi que les transfuges se font chaque jour plus nombreux, et que les partis s’effilochent et connaissent les démissions en série. Rien ne peut être plus funeste, dans une organisation politique que ces agités qui s’imaginent, de la meilleure foi du monde, avoir fait métier de leaders éclairés quand ils commandent des subalternes qui ne connaissent ni les tenants ni les aboutissants de leur mission.
Aujourd’hui, cherchant à effacer le passé, à surmonter leurs contradictions et leurs divergences, car incapables de percer seuls, plusieurs micro-partis aspirent à un regroupement plus ou moins réel, un quelconque rassemblement conçu au détriment du parti principal et qui les sortirait de l’anonymat. L’unité étant l’unique condition de succès dans l’épreuve qui s’engage. Or ces velléités d’émancipation ont été jusqu’ici peu concluantes car ne débouchant sur aucune stratégie susceptible de se transformer en combat politique crédible contre les islamistes ou autres. Ne demeure que le souvenir d’une rupture tranchée avec une encombrante tutelle en déroute qui ne saurait à elle seule constituer une politique.
C’est ainsi que, progressivement, le ciel politique a fini par ressembler à une immense constellation où chaque astre se meut dans son orbite sans troubler les mouvements des astres voisins. Et dans cette galaxie, le soleil ne bouge pas, c’est la terre qui tourne sur elle-même.
Aujourd’hui les islamistes et ceux qui gravitent dans leur mouvance, s’exhibent effrontément dans la photo souvenir avec la nouvelle Maire de Tunis. Toutes les têtes remarquables de l’époque de la Troïka sont présentes, comme si le temps s’est arrêté, ce qui ne rend la réalité ni plus apaisante ni plus acceptable.
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