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Modernité et tradition : une approche historique

Le texte que nous reproduisons ci-dessous est une conférence donnée par le juriste Slim Laghmani, le 7 octobre 1996, à l’Académie tunisienne des sciences des lettres et des arts (Beit Al-Hikma), à Carthage, nous paraît intéressant, instructif et d’actualité.

Par Slim Laghmani *

La tradition est la présence du passé, son importance est proportionnelle à notre absence du présent et ce présent a pour nom modernité. La tradition est quête ontologique d’identité. Elle est – pour nous – essentielle. La modernité est quête de puissance ou, à tout le moins, de présence au monde. Elle est – pour nous – existentielle. C’est dire l’inanité et la parfaite stérilité des idéologies en la matière : le modernisme nous condamne à perdre notre essence et le traditionalisme nous condamne à perdre notre existence. Du reste, aucune des sociétés qui ont adopté l’une ou l’autre de ces deux idéologies n’a pu ni ne pourra aller au bout de sa logique. La raison en est simple, elle est de l’ordre de la loi biologique : toute existence est, par définition, singulière.

Conflit permanent des valeurs et clivages culturels et sociaux

Mais ce type de dérive idéologique n’est pas fortuit : il est induit par les concepts dominant de tradition et de modernité. La tradition est généralement vue comme vecteur de conservation voire de conservatisme alors que la modernité est généralement perçue comme acte de rupture et de re-fondation rationnelle. Partir de tels concepts ne peut que mener à une opposition antinomique des deux termes, à une contradiction de type antagonique.

C’est pourtant à partir et dans la limite de ces concepts que la pensée arabo-musulmane a tenté de concilier la tradition et la modernité et ce à partir du début du XIXe siècle. Ces concepts ont naturellement déterminé le type de solution envisagé. En simplifiant, on peut dire que la conciliation a été pensée comme un jeu de séparations. L’idée fondamentale était de déterminer les espaces voués à la modernisation et les champs réservés à la tradition. On a cru trouver une solution par la définition de frontières, par le cloisonnement des domaines. Le public a été ainsi séparé du privé, le matériel du spirituel, la technique des valeurs. On ne peut, aujourd’hui, que constater la puérilité et surtout les dégâts causés par une telle démarche. Puérilité d’abord, car la technique est inséparable des valeurs : elle n’est autre chose que la matérialisation de certaines valeurs. Dégâts ensuite, car cette démarche n’a eu d’autre résultat que d’élever la déchirure au rang d’institution.

Au plan individuel, on enfante un conflit permanent des valeurs : la modernité s’arrête souvent au seuil du domicile conjugal. Au plan collectif, on produit des clivages culturels qui se superposent et aggravent les clivages sociaux. Au plan politique, on crée un morcellement et une opposition irréductible des élites. Au total, au lieu et place de la conciliation, on prépare, en grande pompe, le divorce.

De la continuité au changement

La synthèse est encore à faire, elle est encore à penser. Il me semble qu’au plan théorique elle est conditionnée par une critique des concepts de tradition et de modernité. Du premier, il faut mettre en exergue l’idée de continuité et du second, l’idée de changement. Du premier, il faut supprimer l’idée de conservatisme, du second, l’idée de rupture.

Cette manière d’envisager les concepts de tradition et de modernité et, du reste, plus conforme à la réalité historique. La Renaissance occidentale n’aurait jamais pu voir le jour sans la tradition léguée par saint Thomas. Le libéralisme des Lumières n’aurait pas pu être pensé sans l’absolutisme tel qu’il a été théorisé par Thomas Hobbes. La tradition doit et peut être conçue comme la condition de possibilité du changement c’est-à-dire de la modernité.

Il ne faut évidemment pas sous-estimer les difficultés impliquées par une telle démarche.

En effet, celle-ci suppose une désacralisation de la tradition et je crains, qu’au plan pratique, une telle désacralisation soit, aujourd’hui encore, impossible. De l’expérience japonaise, je retiendrai à cet égard l’exemple instructif de l’abandon de la langue archaïque utilisé sous les Tokugawa (1603-1868) au profit de la langue parlée. Sommes-nous prêts à une démarche de cet ordre? On dit souvent que le Japon s’est modernisé sans s’occidentaliser mais on oublie que cela s’est fait au prix d’une critique de la tradition. La tradition n’a pu être sauvée, elle n’a pu servir de vecteur même de la modernisation qu’au prix de sa négation partielle.

Modalités de la désacralisation de la tradition

La question qui reste posée est évidemment celle des modalités de la désacralisation de la tradition. Celle-ci est, dans le monde arabo-musulman, essentiellement religieuse. Il est évidemment absurde de désacraliser ce qui, par nature, est sacré. Mais il est urgent, impératif de désacraliser la pensée religieuse. Celle-ci est humaine, historique et plurielle. Il est parfaitement légitime de la critiquer, de remettre à l’honneur les traditions de changement et de jeter dans l’oubli les traditions conservatrices et rétrogrades. Or, à ce jour, la tradition vivante, agissante est conservatrice alors que la tradition éclairée, progressiste est encore largement ignorée, très peu diffusée.

Mais il ne suffit pas de désacraliser la tradition, il faut également, me semble-t-il «désoccidentaliser» la modernité.

L’idée d’une auto-légitimation strictement rationnelle et anti-historique doit être revue. Elle s’est, du reste, révélée impraticable en Occident même. La spiritualité sous ses formes les plus diverses n’est pas une réalité historique, désuète. Elle s’est révélée être une composante fondamentale de la conscience individuelle. Une manière de donner un sens au temps et une épaisseur à l’existence. Une théorie de la modernité, surtout dans le monde arabo-musulman, ne peut faire l’économie d’une cette dimension ni – encore moins – mimer l’attitude anti-cléricale.

La désacralisation de la tradition et la «désoccidentalisation» de la modernité sont les conditions de possibilité de la synthèse qui nous permettra de sauvegarder notre essence et de garantir notre existence. Mais le succès de la conciliation ne dépend pas seulement de facteurs endogènes. Il dépend également de l’Ordre du monde.

* Membre de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe).

** Le titre et les intertitres sont de la rédaction.

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