Il est un des auteurs et des metteurs en scène les plus créatifs de la scène italienne actuelle. Ce mardi 24 juillet 2018 à Hammamet, Pippo Delbono a proposé un voyage dans un inconscient torturé en quête de bonheur, le sien. Un moment innovant, déroutant voire perturbant parfois.
Par Seif-Eddine Yahia
Au moment d’arriver dans l’enceinte du théâtre d’Hammamet ce soir-là, les spectateurs avaient la surprise de découvrir Pippo Delbono en train d’enregistrer les dernières voix de son spectacle qui avait lieu vingt minutes plus tard. Invitant cordialement le public à ne pas parler pendant son enregistrement, l’auteur en est venu à remettre en place un groupe de spectateurs italiens un peu trop bruyants. Dès le départ, le ton était donc donné, cette soirée n’allait pas être comme les autres.
En quête de joie
Présentée comme une réflexion autour des petites choses de la vie qui peuvent conduire à la joie, cette pièce est aussi et surtout une plongée dans la psyché tourmentée d’un Pippo Delbono parti à la recherche d’une sensation qu’il ne connait plus.
Tout commence avec « Don’t Worry, Be Happy » de Bobby Mc Ferrin en fond pendant que le personnage de Nelson arrose ses plantes. A chaque fois que les lumières se rallument, des fleurs apparaissent sur la scène et remplissent ce qui n’était au départ qu’un simple carré de gazon rappelant dès le départ que le bonheur, comme le dit Voltaire, ne consiste parfois qu’à cultiver son jardin.
Une fois passée cette introduction musicale et colorée, Pippo Delbono entre en scène avec son micro et ses fiches en désordre. Fond poétique et apparence de désordre : c’est ce qui va caractériser toute ce voyage d’une heure trente dans l’esprit de Pippo.
Dans cette pièce, l’auteur raconte au spectateur sa quête de la joie. Pour y arriver, il fournit plusieurs pistes, liées à son expérience et à celle de ses amis présents sur scène avec lui.
Après deux tableaux où on découvre les moyens simples qu’ont les amis de Pippo pour atteindre cette fameuse joie (danse et jardinage), on plonge enfin dans les méandres de l’âme de M. Delbono, et autant vous dire que ce qui s’y passe est assez effrayant.
Enfermé sur scène dans la cage de la dépression et entouré par une armée de démons intérieurs, Pippo cherche tous les moyens possibles pour se sortir de cet état afin d’atteindre cette joie inaccessible. Ces démons n’hésitent d’ailleurs pas à briser le quatrième mur et à s’aventurer dans le public au même titre que Pippo pour qui cet espace fait partie intégrante de la scène.
Un démon représentant la mort, un autre personnifiant la folie de Pippo, un troisième symbolisant la luxure et un tableau complet de zombies dansants rappelant étrangement un célèbre clip de John Landis sorti dans les années 80: c’est ce que Pippo Delbono nous propose pour mettre en scène son état psychologique au début de sa quête.
Une lutte contre les démons intérieurs
Peut-on atteindre la joie par la recherche du beau, par l’amitié ou par l’amour ? C’est la question qui est posée tout au long de cette pièce.
Rythmé par des passages de textes d’Arthur Rimbaud ou des aphorismes rappelant ceux de Khalil Gibran sur le rapport de l’homme à la folie, le spectacle alterne les tableaux visuels grandioses et les trouvailles scénaristiques autour de cette quête de la Joie vue comme un Graal.
Pour Pippo, cette quête passe par un chemin douloureux, par un face à face avec ses démons intérieurs mais aussi et surtout par le soutien de ses amis, ceux de sa troupe qui apparaissent comme des bouées de sauvetage tout au long du spectacle.
La troupe de Pippo Delbono possède une particularité que peu de troupes partagent. En effet, elle intègre des personnes qui seraient, en d’autres lieux, marginalisées en raison d’un handicap parfois lourd ou d’un accident de la vie. Nelson, comme cela a été précisé au début du spectacle, était à la rue et sous médicaments à sa première rencontre avec Pippo. A côté de lui, Gianluca, acteur trisomique et Bobo, souffrant de la même forme de nanisme que la star turque Koksal Bäba tout en étant sourd-muet, ont offert une interprétation de grande qualité pendant le spectacle.
L’idée de mettre en scène des personnes atteintes de handicap et de les intégrer pour leur talent est à saluer puisque le monde du spectacle, et plus particulièrement celui du théâtre, reste assez récalcitrant à l’idée de mettre les minorités et les personnes souffrant de handicap sur le devant de la scène.
Son acte est éminemment politique. Par contre, la manière dont Pippo les met en scène à certains moments du spectacle peut dérouter le spectateur mais nous y reviendrons plus bas.
Pippo et le public : la saveur du malaise
Les regards dans le public étaient parfois remplis de perplexité face au spectacle proposé et à la narration hors des standards de la pièce. Ma voisine de droite a quitté les travées du théâtre prématurément en me souhaitant «bon courage» tandis que mon voisin de gauche a fini par me demander : «Mais, en vrai, c’était quoi le sujet de la pièce?». La dernière fois que j’avais vu autant de perplexité et d’incompréhension dans les yeux d’une personne, c’était au Palais de Tokyo quand un des membres de la sécurité essayait de comprendre pourquoi Abraham Poincheval couvait des œufs dans une cage en verre pendant 2 semaines.
Pendant le spectacle, l’acteur/narrateur a régulièrement joué avec le public, intégrant les tribunes à son espace d’expression. Multipliant les allées et venues dans les travées, Pippo harangue parfois la foule et la questionne. «Où est la joie?/ Dove e la gioia?», demande-t-il à un moment de la pièce.
Le charisme de Pippo, son ton professoral, et peut-être aussi l’échange houleux avec les spectateurs juste avant la pièce, ont rendu le public timide quant à d’éventuels échanges avec le narrateur. A un moment toutefois, une spectatrice a essayé de répondre à la question par une tirade personnelle : «La joie, elle est dans les yeux, dans le cœur de celui qui regarde…». Une tirade interrompue avec autorité par Pippo, qui rappelait ainsi à la spectatrice que c’était SA pièce et qu’il n’était pas spécialement là pour dialoguer avec elle. Il ne manquait que le pop-corn pour savourer pleinement ce moment de vie.
L’autre zone de malaise concerne la manière dont Pippo Delbono a mis en scène certains de ses acteurs. Gianluca, était exceptionnel en clown blanc au milieu d’une mer de vêtements représentant cette Mare Nostrum dans laquelle nombre de migrants, en quête d’une vie meilleure, se sont noyés.
Mais avant d’atterrir devant cette mer de vêtements, Gianluca était au centre d’un autre tableau où vêtu, d’une robe bleue et coiffé d’une perruque digne de celle de John Travolta dans « Hairspray », il interprétait un standard de la variété italienne dans un travestissement grotesque, générant un malaise palpable dans l’assistance.
Bobo, dont nous avons parlé plus haut, a aussi eu droit à ce double traitement à la fois beau et grotesque. Dans un premier tableau, lui et Pippo assis sur un banc, montrent des signes forts d’amitié dans un magnifique décor fait de bateaux en papier illuminé. Une scène belle et touchante à laquelle succède un tableau d’un tout autre acabit : Bobo fête son 81e anniversaire entouré par les autres acteurs de la troupe. Tout se passe pour le mieux jusqu’au moment où Pippo l’invite à parler. Bobo se lance alors dans un discours qui n’est qu’un cri et une série d’onomatopées de 2 minutes car rappelons-le, Bobo est sourd-muet.
Sauf qu’à ce moment-là, personne dans la salle ne le savait puisque Pippo a révélé sa surdité quelques secondes seulement après la fin du cri. Le public, perdu, ne savait pas quoi faire face à la situation et face à ce cri. Certains ont ri, d’autres ont détourné le regard, et d’autres encore ont écouté avec attention.
Faire crier un sourd-muet sans prévenir le public ou travestir une personne souffrant du syndrome de Down, cela pourrait sembler irrespectueux et amoral, dit comme ça et sorti de son contexte. En réalité, ce que Pippo cherche à faire avec ces moments de malaise, c’est destiné à perdre le spectateur, pour l’aider à se questionner sur lui-même en générant chez lui des sentiments de malaise et d’incompréhension, choses auxquelles on n’est pas habitué au théâtre.
Une narration éclatée, un sens visuel impressionnant, des prises à parti du public et des moments de gêne parfois palpables : tout cela participe de l’ambiance générale que souhaite créer M. Delbono autour de ses pièces. Ce spectacle a pu en laisser certains perplexes mais Pipo Delbono a proposé une œuvre unique qui n’a laissé personne indifférent et c’était sans doute là le but recherché.
Du Klaüs Kinski chez Pippo
Pippo Delbono est une personnalité forte et originale. Cela pouvait se voir à la fois dans cette pièce très personnelle, dans sa relation avec le public mais aussi lors de son point presse après le spectacle. Lors de cette conférence, l’auteur et metteur en scène a développé toute sa pensée avec son habituel sens du spectacle. Entre ses divers problèmes de santé, ses démons intérieurs, sa quête bouddhiste ou la situation actuelle du l’Italie, le metteur en scène a rendu cette conférence étonnante et unique, un peu à l’image de Klaus Kinski au début des années 1990, période où l’acteur était aussi connu pour la qualité de ses films que pour celle de ses conférences de presse qui pouvaient à tout moment basculer sur un coup de sang.
Pippo, à l’image de Klaus, est une personnalité entière et complexe. Cette complexité transpire dans son œuvre, que certains pourront juger dure d’accès en raison de l’écriture particulière et des nombreuses références cachées. Mais Pippo Delbono, ce soir-là à Hammamet a surtout proposé une œuvre personnelle honnête et d’une grande qualité esthétique.
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