Samir Majoul (Utica)/Abdelmajid Ezzar.
Seul un audit des pertes et des gains générés par les mesures fiscales prises dans le cadre des dernières lois de finances pourrait identifier les véritables victimes du soi-disant harcèlement fiscal. Car les chefs d’entreprises et les agriculteurs honnêtes ne se considèrent nullement comme des victimes. Au contraire…
Par Khémaies Krimi
Avant 2011, les arbitrages opérés dans le cadre des projets des lois de finances étaient du ressort exclusif de deux structures, qui étaient en l’occurrence aux ordres de la présidence, le Premier ministère et le ministère des Finances. Aucune partie, fut-elle administrative (ministères…) ou syndicale (patronat, organisations professionnelles…), ne pouvait remettre en question les mesures prises au triple stade de leur conception, adoption et exécution. Les choses étaient claires. Il n’y avait qu’un seul pouvoir et tout le monde s’y soumettait.
Après le soulèvement du 14 janvier 2011 et surtout après l’adoption d’une nouvelle Constitution en 2014, les pouvoirs décisionnels se sont multipliés et les premières moutures d’une loi de finances pouvaient changer soit conformément à des compromis entre pouvoirs législatif et exécutif soit au gré des rapports de force en place (partis au pouvoir…). C’est ce qui explique l’instabilité législative et fiscale qu’a connue le pays durant plus de sept ans. Plus de 700 dispositions fiscales ont été prises dans le cadre des lois de finances depuis 2011.
Augmentation certaine de la pression fiscale
Cette instabilité législative a été constamment critiquée par les acteurs économiques (investisseurs, chefs d’entreprises, agriculteurs et prestataires de services…). Leur colère a atteint son apogée avec l’institution, à la dernière minute, en 2017, d’une contribution conjoncturelle exceptionnelle, fixée à 7,5% des bénéfices, et avec l’instauration, en 2018, d’une contribution sociale solidaire générale (CSS) au taux de 1% des revenus imposables.
Pis, ces taxes exceptionnelles ont été instituées dans une conjoncture économique difficile marquée par des contre-performances : aggravation du déficit budgétaire, chute vertigineuse du dinar, baisse des réserves en devises, recours excessif à l’endettement, augmentation du taux d’inflation, recrudescence de l’économie parallèle, difficultés d’accès aux financements pour les entreprises, baisse des liquidités, baisse de la productivité…
Intervenant au Forum national sur les tendances économiques et sociales du projet de loi de finances 2019, le 14 septembre 2018, à Tunis, le président de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica), Samir Majoul, et celui de l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (Utap), Abdelmajid Ezzar, n’ont pas manqué de mettre en garde le gouvernement contre une répétition du même scénario en 2019 et de considérer ce type de réunions préparatoires à l’adoption de la loi de fiances prochaine comme de «simples défouloirs».
Samir Majoul a déploré que certaines dispositions des lois de finances antérieures aient été parachutées et décidées à la dernière minute. «Cela nous nous pouvons plus l’accepter», a-t-il-dit avant d’ajouter : «Nous demandons aux partis et aux députés d’éviter le double langage et les discours populistes et électoralistes sur tout ce qui concerne les questions socioéconomiques et les réformes».
Pour sa part, Abdelmajid Ezzar a indiqué que «les lois de finances des années précédentes ont été inefficaces et ont compliqué davantage la situation socioéconomique du pays». «Les lois de finances des années 2017 et 2018, a-t-il-précisé, n’ont véhiculé aucune stratégie économique capable d’améliorer la situation dans le pays. Au contraire, elles ont reproduit des schémas anciens visant essentiellement le rétablissement des équilibres et la collecte des impôts».
Les présidents des deux organisations nationales ne se sont pas contentés de jouer les victimes. Ils ont demandé des réparations à travers l’institution de nouvelles incitations fiscales et financières au profit de leurs adhérents.
À ce propos, M. Majoul n’est pas allé par quatre chemins, il a réclamé la révision de la fiscalité de certains secteurs qui ont pâti des dernières lois de finances. Il a demandé au gouvernement d’assister les entreprises qui sont au bord de la faillite en raison, entre autres, du retard qu’accuse leur payement par l’Etat.
Quant au président de l’Utap, il a appelé à exonérer les agriculteurs des dettes dont le montant est inférieur à 10.000 dinars, rappelant dans ce contexte que les exportations agricoles ont atteint environ 3.434 millions de dinars (MDT) au cours des 8 premiers mois de 2018, estimant que ce secteur est en mesure de faire sortir le pays de la crise, une fois bien appuyé.
Les complaintes des présidents de l’Utica et de l’Utap sont-elles justifiées ?
Pourtant à regarder de près les chiffres, les industriels, les agriculteurs et les marins pêcheurs ont bien tiré leurs épingles de la crise dans laquelle se débattait et se débat le pays.
À l’exception certains produits administrés et compensés, tous les prix des produits industriels et agricoles ont connu des flambées. La technique des chefs d’entreprises et des agriculteurs consiste à répercuter les augmentations des augmentations fiscales et le coût des taxes exceptionnelles ou conjoncturelles sur les prix de vente.
Pour preuve, selon des chiffres fournis par l’Institut national de la statistique (INS), l’indice des prix de vente industriels a augmenté de 7%, en avril 2018. Et l’Institut d’expliquer ce taux : «Cette hausse provient essentiellement de la hausse des prix des produits de l’industrie manufacturière de 8,3% et des produits de l’industrie extractive de 0,1%. L’augmentation des prix des produits de l’industrie manufacturière est due essentiellement à la hausse des prix des produits de l’industrie agro-alimentaire de 7,6%, des produits de l’industrie mécaniques et électriques de 11,3% et des produits de l’industrie du caoutchouc et des plastiques de 7,2%».
Quant à l’agriculture, le lecteur n’a pas besoin de statistiques, c’est à l’œil nu que cela se constate. Il lui suffit de comparer les prix des produits agricoles (légumes, fruits, viandes, laitages, poisson, agneau de l’aïd, zgougou…) avant et après 2010. Les prix ont connu une flambée spectaculaire. Cela signifie que les agriculteurs toutes catégories confondues en ont profité, d’une manière ou d’une autre. Et lorsqu’on demande des explications à cette flambée des prix des produits agricoles et de pêche, les agriculteurs brandissent le coût des intrants et le rôle pernicieux des intermédiaires dont le consommateur n’est nullement responsable.
C’est à leurs syndicats, l’Utap et le Syndicat des agriculteurs de Tunisie (Synagri) de mettre la pression sur le gouvernement en place aux fins de mieux contrôler les circuits de distribution et de créer des usines d’intrants. C’est là leur principal rôle et métier.
Au final, un audit des pertes et des gains générés par les mesures fiscales prises dans le cadre des dernières lois de finances serait très utile pour identifier les véritables victimes de ce harcèlement soi-disant fiscal. Car, objectivement, les chefs d’entreprises et agriculteurs honnêtes sont bien loin de se plaindre ou de revendiquer ce statut de victimes. Donc, mettons fin à ce discours de victimisation des présidents des organisations syndicales et cette tendance fâcheuse qu’ils ont de revendiquer, constamment, des exonérations et des incitations, sans agir sur le coût de leur production et les prix qui continuent de flamber.
Donnez votre avis