Deux lycéens viennent d’écoper de six mois de prison avec sursis pour s’être embrassés dans leur établissement scolaire. C’est le triomphe, en Tunisie, des conservateurs de tout poil qui veulent continuer à contrôler de l’espace public au nom du respect des bonnes mœurs.
Par Mohamed Sadok Lejri *
Les deux lycéens ont été dénoncés à l’administration par le gardien du lycée, probablement un péquenaud qui brûlait d’envie d’être à la place du jeune lycéen et qui, en se faisant officier de cette inquisition, a trouvé un antidote à sa frustration sexuelle.
Vous aurez compris qu’il ne s’agit pas de deux jeunes qui se bécotent en public. En effet, un baiser donné à la vue de tout le monde prend une toute autre portée que celle d’un simple baiser dans un pays empêtré dans une culture moyenâgeuse.
Deux visions antagonistes de la sexualité des Tunisiens
Depuis plusieurs années, ces condamnations judiciaires pour atteinte à la morale et outrage aux bonnes mœurs portent à chaque fois sur la place publique un affrontement qui remonte à loin, celui de deux projets de sociétés antagonistes et inconciliables. C’est, avant toutes choses, un affrontement de deux visions antagonistes par rapport à la sexualité des Tunisiens.
Il y a, d’abord, la crainte des conservateurs tunisiens de voir leurs compatriotes s’affranchir de la tutelle de la morale religieuse et se frayer un chemin vers une plus grande liberté sexuelle.
En effet, les conservateurs tunisiens redoutent comme la peste la sécularisation de la société et l’émancipation des corps et des plaisirs. Conservateurs et moralisateurs de tout poil veulent conserver le monopole du contrôle de l’espace public au nom du respect de la morale et des bonnes mœurs. Ils refusent que les affaires et l’espace publics soient gérés par les valeurs «dépravées» de l’Occident.
L’intrusion des «valeurs étrangères» n’est pas toujours rejetée en bloc par les conservateurs, mais quand il s’agit de sexe, le tabou suprême de toutes les sociétés dites arabo-musulmans, ou plus précisément quand il s’agit de liberté sexuelle et de l’affranchissement du corps de la femme de la tutelle étouffante des traditions sociales et religieuses, l’intrusion en question est perçue comme une atteinte à leur honneur et un renoncement aux valeurs sacrées. Une capitulation. Aucune remise en question des mœurs conservatrices et des normes sexuelles traditionnelles ne doit être envisagée. Oui à la modernité tant qu’elle n’est pas synonyme de liberté sexuelle.
Les conservateurs instrumentalisent l’appareil judiciaire et sécuritaire
Les conservateurs refusent de comprendre que la modernité est nécessairement une déchirure, elle implique une rupture. Pour les conservateurs, tout peut se moderniser, sauf la sexualité des Tunisiens, notamment celle des femmes qui doit consolider la morale dominante et prémunir la société contre les «feux de l’enfer de la lubricité». Ainsi, l’instrumentalisation de l’appareil judiciaire et sécuritaire pour imposer dans l’espace public une conception moyenâgeuse et inquisitoriale des bonnes mœurs, pour imposer une conception totalitaire de la morale, devient nécessaire.
Dans le camp d’en face, il y a les progressistes. Ces derniers essayent de faire évoluer les mœurs… mais sans trop se mouiller. Il faut qu’ils comprennent que la provocation des conservateurs et le choc des consciences participent à la transformation de la société. Hélas, et comme à l’accoutumée, nos progressistes, à quelques exceptions près, se sont montrés lâches et timorés devant ce tollé suscité par l’affaire du baiser. Les plus courageux prennent la défense des jeunes «dévergondés» du bout des lèvres, les autres, pour ne pas avoir à affronter le conservatisme de leurs compatriotes et ne pas trop s’embarrasser du qu’en-dira-t-on, se mettent en position d’accusateurs : «Oui, cette affaire n’aurait jamais dû être judiciarisée, mais ces jeunes n’auraient pas dû céder à la provocation, ils n’auraient pas dû…»
La capitulation des soi-disant progressistes
Les progressistes doivent faire face à certains tabous et arrêter de noyer le poisson en se focalisant, par exemple, sur les vices de procédure. La remise en cause de la doxa et le rejet de l’orthopraxie sont un passage obligé si l’on veut sortir du vieux dispositif qui sanctifie la morale religieuse et les bonnes mœurs et qui s’appuie sur la répression sexuelle. Seul un électrochoc désinhibiteur affaiblira les tabous religieux et sexuels. Une révolution sexuelle fondée sur une liberté totale en matière de sexualité (relations sexuelles tolérées avant et hors mariage, droits des homosexuels) s’impose.
Il faut en finir avec cette exigence, voire cette sacralisation de la virginité, laquelle accentue la chosification de la femme et confère une légitimité aux plus sévères condamnations (judiciaires, morales et sociales). Il faut arrêter de mesurer l’honneur et la «valeur marchande» de la femme à l’aune de la présence ou de l’absence des contacts sexuels.
Il faut contester cet ordre séculaire et inique fondée sur le conformisme intellectuel et la répression sexuelle. Ce système de valeurs surannées est à l’origine d’une véritable névrose collective. Les rapports intimes préconjugaux entre les hommes et les femmes ne doivent plus être des moments volés, les couples qui s’y adonnent ne doivent plus se culpabiliser.
Non seulement il faut résister à l’intimidation sociale, aux assauts policiers, aux condamnations judiciaires et aux menaces proférées par les extrémistes, mais en plus il faut revendiquer sans la moindre équivoque la liberté sexuelle et le droit de se bécoter en public. C’est le seul moyen d’en finir avec la répression morale et religieuse et de mettre fin aux inhibitions consubstantiellement liées à notre culture arabo-musulmane moyenâgeuse, une culture à l’origine de tant de frustrations et de névroses en terre d’islam…
* Universitaire.
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