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Une technologie automobile tunisienne n’est pas une utopie

La Wallyscar pousse ses pions en Tunisie et à l’étranger. 

Même si elle doit continuer à importer des voitures au prix devenu hors d’atteinte, la Tunisie devrait stimuler une industrie automobile locale qui réponde davantage aux besoins réels des populations et leur satisfaction.

Par Yassine Essid

Une fois engagé dans la commune de Ben Arous, une fois dégagé des méandres du quartier d’Al-Kabaria, on arrive enfin au bâtiment abritant l’entreprise tunisienne de construction automobile, Wallyscar, où se fabrique le modèle désormais bien connu : Iris.

Cette voiture n’est pas une imposture. Elle est l’aboutissement du courage et de la motivation de deux jeunes entrepreneurs tunisiens, conçue et fabriquée localement, roule et se vend tellement bien qu’il vous faudrait souffrir un délai de livraison long de plusieurs mois.

Fondée à Tunis en 2006, le premier modèle sorti d’usine, une sorte de prototype inspiré de la Jeep Willys de l’armée américaine, fut appelé Izis et présenté en 2008 au Mondial de l’automobile à Paris.

En 2017, Wallyscar a commencé à commercialiser un second modèle, Iris cette fois. Un véhicule de transport et de loisir, avec un taux d’intégration local de 41%. Le reste est concentré surtout sur les pièces les plus volumineuses telle que le moteur à essence de cinq chevaux, qui équipe déjà l’actuelle Peugeot 208, ainsi que d’autres composants qui coûtent plus cher à importer qu’à fabriquer sur place et qui expliquent le prix de base de 37.000 DT pour des performances assez élevées, une carrosserie en fibre de verre avec un châssis en acier galvanisé qui rend la voiture résistante contre les égratignures. Avec 3 portes et 4 places assises, l’Iris a un coffre qui passe de 300 L à 750 L en rabattant la banquette arrière.

Un effort qui aurait mérité un soutien énergique de l’Etat

De ce point de vue, celui des initiatives entrepreneuriales, et au moment où la course à l’autonomie technologique appropriée n’a jamais autant fait rage parmi les pays émergents, Wallyscar devrait répondre à la satisfaction des besoins essentiels des populations urbaines et rurales qui se trouvent particulièrement affectées par la crise, par l’inflation et surtout par la dégringolade de la valeur de la monnaie nationale.

Malgré tous les bouleversements politiques qui laissaient augurer un avenir meilleur pour l’industrie du pays, le développement économique et social continu à se réduire à la croissance, si tant est qu’elle exista, simplement mesurée par des indicateurs biaisés. Et lorsque les devoirs grandissent avec les nécessités qui rabaissent le niveau de vie de la nation et laisse s’installer la misère absolue, il y a toujours moyen pour le gouvernement de se rabattre sur la mendicité, survivre au rythme des décaissements conditionnés des institutions internationales tout en se prévalant, avec une révoltante indécence, du souci du progrès et du mieux-être général.

L’initiative des promoteurs de Wallyscar témoigne malgré tout d’un effort qui aurait mérité un soutien énergique de l’Etat, ne serait-ce que pour réduire progressivement la dépendance envers les des voitures étrangères de petite cylindrée dans un pays qui a cessé depuis quelques temps de rattraper les 9 mois fatidiques en matière de jours d’importations.

Plus que jamais, la voiture particulière est perçue en Tunisie comme emblématique d’un certain progrès dans l’homogénéisation des modes de vie, corollaire de la massification de consommation et d’équipement des ménages.

Or la production automobile demeure non seulement tributaire de l’importation, mais n’exclue pas un marketing de classe renvoyant à une variété de goûts et de besoins réductibles aux seuls déterminismes socio-économiques, offrant ainsi une large gamme de véhicules aussi chers que puissants. C’est ainsi qu’aujourd’hui, et malgré la crise, l’état d’acquisition des véhicules possédés au sein des ménages est devenu particulièrement clivant.

Mais l’automobile n’est pas encore un bien parfaitement banalisé. Elle est soumise aux contraintes qui s’exercent sur une population inégalement affectée par les effets de l’étalement urbain, de l’éloignement des lieux de résidence et d’activité, du prix carrément prohibitif du carburant qui rend même l’usage dans la mobilité quotidienne de proximité fort coûteux, surtout en l’absence manifeste d’une politique de transport public qui va en sens inverse de l’engorgement du réseau routier et l’appauvrissement progressif de certaines catégories sociales.

Redéfinir la politique du transport public urbain

Dans la mesure où les objectifs de l’Etat en matière d’infrastructure routière et d’aménagement de l’espace exigent des niveaux minima de trafic, les pouvoirs publics sont normalement appelés à intervenir dans le choix des investissements ou dans l’exploitation des moyens de transport. Or les flux de déplacement ne sont pas synchronisés avec les modifications correspondantes des capacités de transport. De plus, la priorité donnée à l’acquisition de la voiture personnelle au détriment du transport en commun n’arrange pas les choses, car les déplacements, la distinction entre coûts proprement dits et importance du temps passé (à travailler pour entretenir sa voiture), coûtent chers aux usagers sans compter l’insolvabilité des bénéficiaires de crédit qui n’est pas prise en compte.

En effet, la non-motorisation, longtemps fréquente au sein des classes moyennes inférieures salariées, avait amené l’Etat dans les années 1980 à mettre en place une politique d’acquisition de voiture dite populaire (un système qui va faire son retour dans la prochaine loi des finances) importée en nombre limitée, dont la puissance ne doit pas dépasser quatre chevaux vapeurs fiscaux, donc accessible, et le plus souvent à crédit, car bénéficiant d’un régime fiscal privilégié. Or pour s’en porter acquéreur faut-il encore être éligible, c’est-à-dire de nationalité tunisienne, inscrit dans les registres tenus auprès de concessionnaires agréés et justifier d’un montant de l’impôt ne dépassant pas les 5000 dinars.

Cependant, tout cela avait contribué à élargir le déficit des caisses sociales devenues des établissements de crédit, à dilapider les ressources en devises et à favoriser l’enrichissement démesuré des importateurs, individus ou sociétés. Bref, tout cela s’inscrivait à contre-courant de l’expansion industrielle intégrée et équilibrante.

Les prémices d’un véritable saut technologique en Tunisie

Arrêtons-nous maintenant à la question de la rationalité et à l’avenir technologique des nations en développement. Cette «prouesse» technique de Wallyscar pose en effet tout le problème de la diffusion de la technologie moderne inlassablement considérée comme un facteur déterminant dans les stratégies de développement.

Le monde est aujourd’hui plus que jamais divisé en deux ensembles à la fois antagoniques et solidaires: les pays où ne cesse de progresser l’innovation scientifique et technique, producteurs de biens à haute valeur ajoutée (y compris la Chine et l’Inde), et les pays qui ne font qu’assimiler purement et simplement la culture du consumérisme, où l’aiguillon principal de l’activité humaine se réduit à l’imitation et/ou l’acquisition tous azimuts des biens matériels qui suscitent de plus en plus de désirs tout en répondant de moins en moins aux besoins réels de ces sociétés. D’où l’état de dépendance de ces pays à l’égard des nations qui contrôlent le progrès technologique provoquant des distorsions de plus en plus graves et des blocages qui contrarient leur processus de croissance.

Au moment où on appelle à consommer tunisien, il faudrait se réjouir de ce que certains considèrent déjà comme les prémices d’un véritable saut technologique, même si on devrait plutôt replacer cette réalisation dans son véritable contexte, car le développement induit un certain type de rationalité qui conditionne le comportement des agents économiques et permet d’apprécier les véritables conséquences de l’assimilation du progrès technologique par un pays.

Le développement technologique est au confluent de trois exigences interdépendantes : l’utilité des biens produits, la répartition de ces biens, la technique de production combinant les ressources naturelles et humaines.

Aussi, et même si on doit continuer à importer des voitures dont le prix est devenu hors d’atteinte, les dirigeants de ce pays devraient stimuler une industrie automobile locale qui réponde davantage aux besoins réels des populations et leur satisfaction en matières d’économie d’énergie et d’élimination d’équipements et de gadgets superflus.

La question se pose donc en termes de disponibilité des ressources et de choix de société. Il en va ainsi dans tous les autres domaines. Les véritables défis dont souffrent le pays, comme la valorisation des ressources renouvelables, l’élimination des gaspillages et la réduction de 1’obsolescence des matériels, s’avèrent aujourd’hui carrément incompatibles avec l’emploi de technologies sophistiquées sans effets intégrateurs.

Ainsi, la mise en œuvre d’une technologie doit être saisie au regard des effets qu’elle induit : c’est-à-dire des modalités de satisfaction des besoins qu’elle permet et le bouleversement des structures qu’elle engendre.

La technologie que représente l’exemple de Wallyscar, et pourquoi pas demain d’autres entreprises, est parfaitement appropriée et privilégie le contexte en vertu duquel la satisfaction des besoins doit d’abord procéder de la mobilisation des ressources internes, du développement endogène. Dans quel but a-t-on fabriqué cette voiture? Pour satisfaire le marché intérieur et la rendre éligible à la vente sur les marchés internationaux, notamment africains.

Par ailleurs, augmenter la capacité productive de l’entreprise c’est générer plus d’emplois, tisser des liens avec les petites industries, permettre de créer des pôles de développement ainsi que des foyers de modernisation de la vie économique.

Cette voiture ne va certainement pas mettre la Tunisie sur l’orbite de la modernisation, mais pourrait contribuer à améliorer la performance des petites entreprises automobiles, réduire leur coût de production et leur consommation d’énergie, permettre d’élever le niveau technique ou scientifique du savoir-faire car la technologie n’est pas une donnée neutre. Elle est déterminée par les conditions des pays qui la créent et par les objectifs et les besoins des unités de production qui l’appliquent.

Fiat Autobianchi Bianchina, 1965. 

Nous avions vécu des décennies avec les modèles de voitures fourgués aux Etats du Tiers-monde, des quatre roues dépouillés de tout confort, payés au prix fort et dont l’Occident n’en voulait pas. Il y eut la Fiat Autobianchi et son démarreur à tirette. Ensuite l’Elena, la bâtarde de 1978, signée PSA. Un mélange un peu brouillon de Peugeot-Citroën, dotée d’une carrosserie de 104 Z Peugeot, d’un moteur d’AMI 8, des phares de Dyane, d’un volant monobranche, d’un pommeau noir sur le levier de vitesses implanté sur le plancher et se fermait avec une sangle. Tristounette, elle trouva pourtant en Tunisie et ailleurs en Afrique un marché florissant.

Le progrès technique a de tout temps exigé une cohérence entre les besoins de la société et l’effort de recherche et d’innovation de ses composantes humaines. Un moulin, une charrue, concentraient au Moyen-âge l’état de tout le savoir de l’époque, les avancées techniques, mais aussi les besoins essentiels de la société. Mille ans séparent la mise au point par les Romains de techniques hydrauliques évoluées tel que la noria et le moulin à eau et leur expansion en Europe aux XIe-XIIe siècles.

La bâtarde Elena de Citroën, 1978.

Pourquoi tout ce temps? Parce qu’une technologie seule ne peut résoudre tous les problèmes, que le progrès ne peut être imposé de force, et dans le cas de l’Empire romain l’existence d’une main-d’œuvre servile abondante n’orientait pas l’innovation technique vers une augmentation des capacités productives d’une communauté. Il fallait attendre les XIe et XIIe siècles pour voir ces techniques s’imposer jusqu’à bouleverser les conditions de la production et la civilisation médiévale toute entière.

Une fois installée, cette civilisation technique voit se constituer autour d’elle une organisation sociale et économique, des institutions et une législation. Non pas que la machine et le procédé technique aient fait en eux-mêmes l’objet d’un droit spécial, mais institutions et réglementations ont souvent eu à s’occuper de ces techniques nouvelles qui s’implantaient en Europe occidentale à cette époque.

Tout cela pour dire qu’il n’y a pas de fatalisme historique du retard technologique. Tous les peuples sont en mesure d’assimiler et d’utiliser efficacement des techniques nouvelles, mais la lenteur ou la rapidité de ce processus d’assimilation est tributaire des besoins qui se font clairement sentir. Il n’y a plus alors d’obstacles insurmontables à cette assimilation. C’est dans ce sens qu’on peut parler d’invention, d’innovation et de transfert de technologie par la convergence qui s’établie entre l’apport extérieur, les besoins et la capacité d’absorption locale; lorsque les techniques deviennent relativement accessibles tant du point de vue de leur coût que de celui de leur maîtrise en faisant appel à des ressources locales diversifiées. Comme pour le Moyen-âge, cela suppose un environnement favorable, une absence de domination technique, une autonomie en matière de politiques de choix technologique, et surtout que les besoins de ces communautés se fassent clairement sentir.

Si les pays en développement arrivent à surmonter toutes ces contraintes, il n’y a plus de raison alors pour que, dans un monde aussi globalisé, les nouvelles techniques mettent mille ans à être assimilées comme ce fut le cas pour le moulin hydraulique.

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