Il est généreux de défendre les paroles imprudentes d’une femme trouvant qu’«il n’y a plus d’hommes en Tunisie», mais y a-t-il plus contre-productif que de blesser au plus profond son interlocuteur par des paroles choquantes ?
Par Jamila Ben Mustapha *
Notre pays vit non seulement une situation de transition démocratique, mais aussi sociale, ce qui ajoute au projet de rénovation politique un second touchant les mœurs, qui connaîtra peut-être encore plus de difficultés pour pouvoir s’inscrire progressivement dans la réalité.
Cet article a pour point de départ celui de Mohamed Sadok Lejri publié le 8 octobre 2018 par Kapitalis et intitulé «Mariem Dabbegh et ces hommes qui jouent aux mâles».
Rappelons que ce chroniqueur a courageusement défendu les élues municipales qui ont refusé d’être voilées lors de la prestation de serment, dans une contribution précédente publiée par Kapitalis ayant pour titre : «Pourquoi une femme doit-elle se voiler la tête pour prêter serment ?»
Une affirmation que beaucoup trouvent excessive et injuste
Autant nous appuyons ses propos audacieux publiés le 4 juillet dernier, autant nous exprimerons quelques réserves concernant son point de vue sur les dires de Mariem Dabbegh pour qui : «Il n’y a plus d’hommes en Tunisie» (sic !).
Certes, sans conteste, l’auteur a eu le rôle difficile et le mérite de défendre cette chroniqueuse contre l’avis de l’écrasante majorité des Tunisiens, mais aussi de beaucoup de Tunisiennes qui ont dû trouver son affirmation excessive et injuste. Mais reconnaissons tout d’abord que cette réaction était aussi largement prévisible, vu l’état actuel des mentalités.
C’est qu’il est nettement plus délicat de remettre en question des mœurs sociales, puisant souvent leur justification dans la religion, qu’une situation politique donnée, de défendre par exemple l’égalité successorale, que de combattre un gouvernement de droite par des revendications de gauche.
Et qu’est-ce à dire quand c’est un homme qui se dresse contre les privilèges inhérents à son sexe pour défendre une chroniqueuse dont les propos posent problème? Il doit alors essuyer encore plus de critiques que si une femme les avait proférées pour être allé ainsi à rebrousse-poil contre les idées dominantes et l’opinion quasi-générale de ses compatriotes masculins.
La représentation traditionnelle de l’homme et de la femme
Trop dur avec les hommes qui n’ont pas manqué de réagir de façon violente aux propos de Mariem Dabbegh ayant le défaut d’être généralisateurs et de s’attaquer de façon frontale à ce que les hommes arabes pensent être leur essence même – la vision positive et glorifiante de leur virilité enseignée d’abord par leur mère aliénée et traditionaliste, comme l’auteur le rappelle lui-même, à juste titre -, il leur conseille de mériter «l’admiration» de leur femme : «On n’exerce plus sa virilité en brimant la femme, mais en ayant un ascendant sur elle. Une femme ne doit pas avoir peur de son homme, elle doit l’admirer».
Or, n’exige-t-il pas trop d’eux avec pareille demande? Cette affirmation chevaleresque, certes, ne serait-elle pas elle-même un vague reliquat, un vestige de la représentation traditionnelle de l’homme comme devant être supérieur à la femme, puisque d’après les paroles même de l’auteur : «L’homme est censé protéger sa partenaire… L’autorité de l’homme doit être légitime…»? Et pourquoi ce serait surtout à lui de subir «la violence de la vie, la méchanceté des gens, de prendre des coups et de gérer les problèmes… ?» N’est-il pas uni à sa conjointe, selon la formule consacrée, pour le meilleur mais aussi pour le pire?
Il est généreux de défendre les paroles imprudentes d’une femme trouvant qu’ «il n’y a plus d’hommes en Tunisie» contre l’agressivité des réactions masculines, mais les psychologues et psychiatres ne nous diront-ils pas qu’il n’y a rien de plus contre-productif que de blesser au plus profond son interlocuteur par des paroles choquantes, plutôt que de leur substituer des tentatives de dialogue, d’explication qui prennent du temps mais qui, seules, peuvent faire évoluer lentement les mentalités ?
L’essentiel est qu’il y ait entente au sein du couple
L’électrochoc provoqué par les paroles de Mme Dabbagh ne sert qu’à consolider les opinions conservatrices et braquer encore plus ses compatriotes sur leur position.
Mais surtout un homme n’a-t-il pas le droit d’être une personne anonyme, un «monsieur tout le monde» qui n’en mérite pas moins le respect? N’a-t-il pas, plus encore, le droit d’être fragile, produit qu’il est, comme tout un chacun, de son histoire individuelle?
Dans une société, seule une minorité, une élite, quel que soit le sexe auquel elle appartient, est capable de mériter notre admiration, et les êtres discrets qui entrent dans la normalité sociale y sont certainement plus nombreux.
Les relations, au sein des couples, sont variées et qui d’entre nous n’en a pas vu où c’est la femme qui détient l’autorité et qui est protectrice, l’essentiel étant qu’il y ait une entente tacite entre les deux membres du couple quant à son mode de fonctionnement?
Dans les sociétés du passé, les femmes fortes n’ont pas manqué d’exister. Seulement, tout ce qu’on leur demandait c’était de respecter les formes, d’utiliser le détour et non la voie directe d’expression de leur autorité, et de donner l’illusion à leur partenaire qu’il leur était supérieur.
Il est peut-être temps de commencer à envisager les relations hommes-femmes de façon transparente, loin de la manipulation d’une quelconque partie par l’autre et sous l’angle de la collaboration dans tous les domaines.
La difficulté de cette situation transitoire que nous vivons dans notre pays, si elle oblige l’homme à devoir remettre en question et renoncer à certains de ses privilèges, a aussi l’inconvénient pour sa partenaire de cumuler aussi bien les charges du présent – le travail à l’extérieur pour contribuer aux dépenses familiales – que celles du passé – les tâches traditionnelles relatives à l’entretien du foyer et à l’éducation des enfants –.
Tous deux gagneraient ainsi à envisager, petit à petit, leurs rapports sous l’angle de l’entraide sans complexes plutôt que de la domination, de la guerre des sexes qui, comme toute guerre, est la négation même de ce qu’il y a de plus fragile, de plus éphémère, et néanmoins, de plus précieux pour l’être humain : le bonheur.
* Universitaire et écrivaine.
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