L’Activité privée complémentaire (APC) est l’un des véritables maux volontairement inavoués de la santé publique en Tunisie, un secteur en déshérence, phagocyté par une poignée de praticiens cupides, avec la complicité de pouvoirs publics complaisants et coupables.
Par Dr Fathi El Younsi *
Les cancres d’hier devenus innovateurs et savants d’aujourd’hui, qui s’approprient des initiatives dont ils ne saisissent ni les tenants ni les aboutissants, se prenant tout d’un coup pour des donneurs de leçon et des acteurs déterminants dans la réforme et la restructuration du secteur de la santé publique, s’indignant notamment de ne pas avoir été invités à des réunions notoires telles que celle consacrée au dialogue sociétal sur les politiques de santé ou de ne pas avoir été sollicités pour occuper le poste de directeur d’une institution de santé publique, sont en fait des vermines destructrices, reliquats d’un temps révolu, qui gangrènent le secteur et le jettent sans pitié dans la poubelle déjà trop pleine de cette malencontreuse et déplorable révolution qui leur a donné la possibilité de s’exprimer et de répandre leur obscène besogne.
APC : une activité aussi illégale que corrompue
Toutes les caractéristiques de prestations exécrables sont actuellement réunies au sein de certaines structures hospitalières jadis considérées comme les plus prestigieuses du pays et une véritable fierté tant sur le plan national qu’international, du retard quotidien de la plupart d’un personnel soignant irrémédiablement démotivé jusqu’à l’incompétence flagrante de certains médecins pourtant hautement diplômés mis volontairement et abusivement par des chefs de service sans scrupule à la tête de secteurs clés des services, médecins beaucoup plus intéressés par leur cupidité à travers une Activité privée complémentaire (APC) aussi illégale et corrompue, dilapidant et exploitant avec une totale insouciance les biens publics, que lucrative à outrance, n’en ratant pas un seul jour, même pendant leur congé officiel (au vu et au su de l’administration locale !).
Pis encore, certains de ceux là sont en plus animés d’un désir ardent de satisfaire des ambitions politiques, ne ménageant aucun effort, malgré leur passé sulfureux et leurs mœurs douteuses, de se faire une «place au soleil», au sein d’un conseil municipal fraîchement élu ou au sein d’un parti influent sur la scène politique, massacrant au passage la médecine et l’ensemble de ses fondements les plus nobles. Et nos compères déchaînés continuent paisiblement, malgré leur investiture officielle d’une haute fonction extra-hospitalière et du haut de leur arrogance, à effectuer tous les jours une dense activité privée complémentaire sous l’œil bienveillant de toutes les autorités concernées, arguant la non-publication du décret d’application du nouveau code des collectivités locales qui s’éternise (comme tant d’autres)… dans les tiroirs de la présidence du gouvernement, plus de 5 mois après la tenue des élections municipales ! Quelle réputation d’ores et déjà affichée par nos municipalités! Lutte contre la corruption ou exploitation de celle-ci à des fins purement politiciennes? Quant au choix de la Tunisie et de son avenir par rapport à la corruption et son enracinement déjà formulé par le passé, il est tout à fait légitime d’en douter et de le remettre totalement en question !
L’enseignement de la médecine affecté par le fléau du mercenariat
Ce fléau redoutable qui ruine tout le système de santé du pays va jusqu’à affecter l’enseignement de la médecine à travers la création illicite et non contrôlée de cycles de formation et de plateformes dans le secteur privé en vue de la préparation des étudiants en 4e année du deuxième cycle des études médicales au concours national de résidanat qui constitue l’un des concours majeurs dans la carrière médicale, exploitant encore une fois la vénalité et la stupidité de cette pseudo-élite en lui offrant une rémunération suffisamment conséquente pour créer un engouement sur ces sites de formation.
Ce mercenariat profondément dégradant et avilissant est en grande partie à l’origine de la malversation et de la lamentable fuite, habilement étouffée, des sujets d’examen observée au dernier concours de résidanat du mois de décembre 2017, événement jamais observé depuis l’institution de ce concours en 1977.
Et comme la corruption ne connaît pas de limites, le désastre s’est propagé à la formation des infirmiers dans le secteur privé à travers le recrutement dissimulé d’infirmiers de la santé publique qui, en plus de leur fonction quotidienne au sein des services hospitaliers dans lesquels ils sont affectés depuis plusieurs années, se voient attribuer, en contrepartie d’une rémunération juteuse non déclarée, la responsabilité de l’encadrement des étudiants inscrits dans ces structures privées devant valider leur stage de formation au sein des structures publiques de santé; cette validation est honteusement entérinée par les chefs de service concernés, illustrant de façon caricaturale le fameux dicton «Tel maître, tel valet…»
Les chefs de service eux-mêmes et les comités médicaux dont ils font partie sont profondément impliqués dans ce constat alarmant, soit par leur passivité manifeste, se gardant d’émettre le moindre avis et donnant libre cours à ces pratiques néfastes, soit pour certains d’entre eux, par leur incompétence (formation et spécialisation incompatible avec l’orientation médicale du service ou du pseudo-laboratoire de recherche dont ils ont la responsabilité), leur népotisme avec installation d’un milieu de travail hostile s’apparentant à une véritable guerre des clans, et leur indécence vis-à-vis de certains honnêtes collaborateurs jadis très proches mais jugés aujourd’hui trop audacieux, et vis-à-vis des malades, touchés, en tant que citoyens à part entière, dans leur droit inaliénable à la santé et dans leur dignité, conduisant certains, dans un profond sentiment de désespoir, à se suicider à l’intérieur même de ces institutions hospitalières, suicides soigneusement occultés par les autorités concernées pour dissimuler abjectement leur profonde incompétence.
Une insulte à la médecine, à la science et à l’éthique
Enfin, certains, forts de leur ignoble arrogance, continuent à trôner depuis la nuit des temps, bien au-delà de l’âge légal de la retraite, sur des services en déliquescence absolue, profitant largement de tous les avantages que le poste leur confère et jouissant d’une complicité et d’une complaisance manifeste de toutes les autorités locales et gouvernementales qui continuent à publier régulièrement, sur le Journal officiel de la république tunisienne (Jort), des listes interminables de personnes reconduites après l’âge légal de la retraite sans la moindre raison valable ! Pourquoi donc s’arrêter en si bon chemin, celui de la soumission et du populisme, si précieux pour les prochaines échéances électorales… ! Tout se passe comme si leur présence était extrêmement précieuse et indispensable à la survie de l’institution qui, en réalité, est en train de s’effondrer et de s’éteindre peu à peu après avoir pourtant connu des années de gloire qui resteront à jamais gravées dans la mémoire de ceux qui ont eu la chance et l’honneur d’y avoir exercé et appris leur métier.
Feront-ils en un an, deux ans… ou même cinq ans de prolongation tout ce qu’ils ont été manifestement incapables de réaliser en 35 ou 40 années de carrière ?
Soyons sérieux pour une fois et arrêtons de crétiniser et de sous-estimer l’intelligence du peuple tunisien!
Reconduire pour la quatrième année consécutive des personnes qui ont tout fait pour salir et massacrer de valeureuses institutions de l’Etat ne serait qu’une insulte et un odieux crime commis à l’ égard des illustres fondateurs de ces institutions, à l’égard de la médecine et de la science d’une façon générale et surtout à l’ égard des patients qui se trouvent profondément lésés dans leur droit le plus élémentaire, celui d’accéder à des soins de qualité dans le respect de la personne et de sa dignité.
Le citoyen tunisien doit par ailleurs savoir que le plus grand établissement public de santé (EPS) du pays fonctionne depuis plus d’un an sans directeur général officiellement nommé par les autorités compétentes; cette situation, qui relève beaucoup plus de la fiction ou de l’insolite, et qui ne semble pas inquiéter grand monde parmi les premiers responsables de l’institution, est en fait une amère réalité supplémentaire vécue au quotidien avec toutes ses conséquences péjoratives sur la qualité des soins, l’assiduité et la discipline du personnel, la sécurité des malades et du personnel soignant, l’hygiène, l’acquisition et la disponibilité du matériel, la maintenance…
Le directeur de l’institution en question, démis à juste titre de ses fonctions pour manquement grave à sa mission, a été promu le lendemain (soulignant ainsi l’ineptie et le mode de fonctionnement du gouvernement actuel !!) à travers un communiqué officiel du ministère de la Santé, pour occuper un autre poste taillé sur mesure, celui de veiller à la mise à niveau et à la modernisation des établissements publics de santé du pays au sein du ministère de la Santé (sic !). Le peu d’intérêt accordé par la personne en question notamment à l’absence de directeur général à la tête du plus grand EPS du pays depuis plus d’un an, dont elle mesure beaucoup plus que quiconque la gravité, n’a de ce fait rien de surprenant et reste en parfaite harmonie avec la valeur intrinsèque de l’individu choisi pour y veiller, à moins que ce dernier, fort de cette nouvelle fonction, ne continue sournoisement et avec toute la discrétion requise d’en assurer virtuellement, on ne sait pour quelle raison majeure, la direction… et persister honteusement à servir les anciens compagnons de route pour les gratifier de leur soutien indéfectible!
Une élite médicale de pacotille hautement coupable
Incompétence, insouciance ou encore irresponsabilité (pour ne pas dire autre chose… !) tous azimuts, vers quels horizons sombres nous conduisez-vous ?
Rien d’étonnant à l’immense crise et au désarroi dans lesquels la plupart des institutions publiques de santé sont plongées. Tout le monde sait et rien ne sert de faire semblant de l’ignorer, que c’est précisément cette élite médicale de pacotille hautement coupable, dictant, avec la complicité de toutes les autorités locales, ministérielles et gouvernementales, sa loi telle une coterie ou plutôt une véritable organisation mafieuse imposant une terrifiante omerta, qui est la principale responsable de l’état d’extrême délabrement constaté et de l’environnement malsain imposé aux rares âmes encore consciencieuses et audacieuses, prêtes à tous les sacrifices et à relever tous les défis pour que vive l’hôpital public et reste la référence de qualité en matière de santé dans le pays pour toutes les générations à venir.
Ces médecins, qui ont décidé contre vents et marées de rester dans le secteur public pour œuvrer courageusement et sans relâche à récupérer la dignité perdue du médecin et de son malade, s’attirant souvent la foudre des critiques, font et feront la fierté de ce pays parcequ’ils refusent catégoriquement ce système de plus en plus corrompu qui fait du fricotage, de la cupidité et du péculat sa principale devise.
Citoyens tunisiens, les établissements publics de santé vous appartiennent pleinement ; il est de votre droit d’en exiger le minimum de qualité dans les services rendus et de votre devoir de contribuer par tous les moyens à en exorciser le mal qui les hante pour mettre fin à cette macabre mascarade insidieusement cautionnée par les plus hautes autorités du pays !
La pseudo-amélioration de l’infrastructure souvent avérée de mauvaise qualité, la multiplication des moyens d’investigation qui se retrouvent en grande partie réservés à l’APC, l’institution du dossier médical informatisé dont l’APC est scandaleusement exempte… ne sont en fait que des prétendus «mesurettes» derrière lesquelles se cache un gouvernement couard et vulnérable, et ne suffiront jamais à résoudre définitivement le problème. Ils ne représenteront qu’une microgoutte de bienveillance dans l’océan de la corruption et de l’indifférence qui règnent en maître absolu des lieux et que tout gouvernement honnête, patriotique, audacieux et fort, mettant l’intérêt commun et la compétence au-dessus de toute considération, doit réellement combattre en priorité et avec toute la détermination requise, car le mal incrusté, quelque soit l’importance des moyens mis à sa disposition, ne génère jamais rien d’autre que du mal, et n’en sortira que davantage renforcé dans son effroyable nuisance!
* Professeur hospitalo-universitaire.
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