Dans une Tunisie pourtant en grande crise, jamais l’argent n’a autant coulé, mais en vaines manifestations : fêtes ici, festivals là; colloque par-ci, séminaires par-là; et des îlots de richesse tapageuse dans un pays majoritairement miséreux ; le tout au nom d’un libéralisme dévergondé ou d’une illusoire démocratie participative et des institutions autonomes.
Par Farhat Othman *
La crise dont souffre la Tunisie est surtout dans les têtes où nombre de fantasmes lui donnent réalité; aussi son traitement relève-t-il d’abord de la psychologie qui est dans la sincérité et l’usage de mots justes.
Avec le chaos où le pays s’enfonce, l’attitude actuelle face à la crise ne peut plus durer, relevant désormais d’une fuite en avant dans la démagogie illustrée par le recours des uns et des autres à des mots assurément pas tout à fait faux, mais loin de traduire la stricte vérité, étant employés pour se dédouaner, n’étant qu’accusateurs. Ainsi pratique-t-on l’attaque en meilleure défense sans réaliser que l’on ne fait que foncer dans le mur des réalités têtues, scier la branche sur laquelle on est assis.
À cela ressemble la décision de l’UGTT de décréter la grève générale après celle réussie dans la fonction publique; et c’est aussi le cas des propos des responsables des deux partis majoritaires, diffamant chacun à sa manière des politiciens en charge des affaires du pays ou l’ayant été.
Dans une telle situation de totale déliquescence, il importe de veiller plus que jamais à ne pas dépasser la mesure, éviter la fausseté, nulle partie ne pouvant avoir totalement la vérité, sinon elle est travestie en son contraire. Car être dans le vrai, c’est se situer dans la direction de ce qui en relève effectivement; avoir raison n’est qu’une orientation vers la vérité, cet horizon vers lequel se tourner. Et la vérité si elle est justice, est ainsi justesse, qui est d’abord dans les mots qu’on utilise et qui font l’amitié ou l’inimitié, instaurent la paix ou la guerre. Or, nul excès en cela n’est bon; on sait bien que la justice en excès mue fatalement en injustice, impliquant la quête sans cesse de l’équité, de la justesse.
C’est ce dont on manque le plus en Tunisie, la pratique politique y étant — comme partout ailleurs, au reste — loin d’être éthique, au service exclusif des intérêts des uns et des autres, partis ou groupes de pression. De tels intérêts partisans et idéologiques sont ceux de coterie, nationales et internationales, juste affublées de labels, comme d’être patriotes, au service de l’intérêt du plus grand. Leur focalisation sur le pouvoir et ses mécanismes trahit leurs intentions de représenter les valeurs affichées ostensiblement et qu’ils sont loin de représenter, bien que censées répondre à ce dont on a le plus besoin en Tunisie.
En plus de l’évidence du travail et des moyens dignes de subsistance, de quoi a donc besoin le peuple tunisien? C’est de lui parler de ce qu’il porte en lui du plus permanent des songes, conscients ou surtout inconscients, et dont il n’ose même plus rêver ni dire, y faire même référence. La condition qui lui est faite les repousse dans l’inconscient, le non-dit. Surtout quand les mots ne veulent plus rien dire, dénués de sens à force de cultiver dans le pays le degré zéro du sens avec une langue de bois généralisée.
En notre temps de zéroïsme de sens, avec quels mots parler alors, dire ce qui compte sans se tromper ou tromper ? Cela ne saurait l’être qu’en ayant l’impératif catégorique d’une sincérité à toute épreuve sur l’état des lieux pris en leur globalité et non d’une manière désincarnée, à la surface des choses faussement réelle, trompeuse toujours.
C’est ainsi que l’on peut espérer avoir les justes mots en vue d’une chance de contrer notre crise qui est d’abord dans les têtes où elle s’alimente de fantasmes issus d’un imaginaire frelaté et d’un inconscient débordant de complexes, de supériorité comme d’infériorité.
Une détresse dont on profite et qu’on entretient
La première justesse à avoir à l’esprit est ce qu’on sait pourtant, de sagesse immémoriale, à savoir qu’il n’est de riches que parce qu’il y a des pauvres; c’est la condition de ces derniers qui permet aux riches de l’être et de prétendre le rester ou l’être encore plus. Ce qui n’est pas seulement applicable aux personnes, l’étant encore plus et mieux pour les États. Il n’est plus besoin de rappeler comment les pays développés le sont devenus grâce à leur pillage méthodique des pays aujourd’hui asservis. Ils le sont toujours, mais guère plus avec la colonisation territoriale, plutôt avec l’impérialisme virtuel qui est aussi et d’abord mental. On entretient ainsi le mythe de la souveraineté nationale ainsi que celui de la supériorité des pays dits développés.
On le voit bien en notre Tunisie où jamais le pays, qu’on dit en faillite, n’a vu autant d’immeubles se construire et d’enseignes prestigieuses s’y installer avec de beaux quartiers qui font leur apparition en des îlots de richesse tapageuse dans un pays majoritairement miséreux. La richesse du pays est bien réelle; elle n’est que mal répartie sur l’ensemble des ayants droit, profitant à une minorité comme hier, l’apparence et le référentiel idéologique ayant juste varié, toujours au profit des mêmes profiteurs étrangers.
Le capitalisme sauvage pousse en Tunisie depuis sa supposée révolution à la faveur de l’alliance qu’il a passée avec la nouvelle dictature religieuse venue remplacer l’ancienne dictature qui se réservait pour elle toute seule le privilège de profiter du pays. Ce qui ne permettait pas moins de tenir compte de l’intérêt des masses, ne serait-ce que pour justifier les privilèges de la camarilla au pouvoir et ses abus. Plus rien de tout cela n’est demeuré, puisque le libéralisme dévergondé, sans règles éthiques, ne fixe pas de limites aux initiatives privées, particulièrement des nouveaux profiteurs qui son en nombre et n’ont que faire de justificatifs, usant pour cela de la seule religion en une lecture fausse et faussée qui ne sert qu’à camoufler leurs turpitudes. Ce qui est parti pour durer, car les nouveaux profiteurs, qui font une identité de leur caricature religieuse, garderont le soutien de l’Occident, gagné par les démons d’un mercantilisme outrancier, à la recherche de nouveaux marchés, ce qu’il n’a pu obtenir avec le dictateur Ben Ali, précipitant sa chute.
Tout comme les intégristes musulmans qu’il soutient, l’Occident a intérêt à entretenir la détresse du pays pour mieux le presser, en tirer la substantifique moelle. Ce qui fait la crise en Tunisie, tout juste celle des masses n’arrivant plus à survivre, les richesses du pays étant mal distribuées; et elle n’est pas moins tout bénéfice pour les minorités privilégiées, au pouvoir et autour de lui, surtout leurs sponsors, les gourous financiers internationaux.
C’est pour cela que la centrale syndicale n’a pas tort de dénoncer plus que jamais la situation dans le pays; elle ne va cependant pas au bout de la logique de son action, se laissant abuser par ses contradictions idéologiques, oubliant qu’il n’est nulle solution en Tunisie sans sortie préalable du désordre mondial et en y agissant, ainsi qu’on le dira plus loin.
Il n’empêche que même en ayant tort dans nombre de ses positionnements idéologiques, comme sur la question palestinienne, l’UGTT a raison de dénoncer l’immixtion de l’Occident dans ce qui se passe en Tunisie.
Au vrai, la crise tunisienne est l’œuvre de l’Occident, les États-Unis en premier, et l’Union européenne (UE) désormais. Le juste mot ici est de savoir comment contrer cette situation incontournable; et il n’est pas dans la dénonciation du diktat étranger, mais de le combattre avec ses propres armes. En effet, il n’y aura nulle sortie de crise sans implication de cet Occident qui doit changer de stratégie; faut-il l’y inciter, non par la dénonciation, mais le mot juste et l’acte judicieux.
On le sait, le jeu d’Occident en Tunisie est axé sur deux pôles : l’alliance avec l’islam intégriste et le service du matérialisme capitaliste. C’est en agissant sur ces deux aspects auprès des responsables de la crise, les États-Unis et l’UE, qui sont donc sa cause, que l’on réussira à en modifier les effets.
On le voit bien, jamais l’argent n’a autant coulé en Tunisie, mais en vaines manifestations : fêtes ici, festivals là; colloque par-ci, séminaires par-là; le tout au nom d’un libéralisme dévergondé ou d’une illusoire démocratie participative et des institutions autonomes. Or, comment parler d’État de droit et de démocratie quand le pays est toujours régi par la législation obsolète de la dictature, devenue même illégale, nulle de nullité absolue, étant inconstitutionnelle? N’est-ce pas d’abord le souci de la réforme législative qui est le plus urgent, un impératif catégorique, préalable à toutes les autres initiatives ?
L’arme inusitée de la loi juste
Tout ce qui se fait de mauvais dans le pays ne se fait qu’avec le prétexte de sa légalité. C’est bien une loi qui a décidé les dommages et compensations pour certaines victimes de la dictature censées avoir milité pour leurs idées, et donc pour la patrie. Or, l’on appauvrit cette dernière à vouloir obtenir coûte que coûte le prix de la douleur; ce n’est qu’assouvir une vengeance sur le dos du peuple innocent que de réclamer des indemnités pour les abus d’un pouvoir déchu ! Il est, par conséquent, normal d’user de l’arme de la loi pour défaire les textes et pratiques faussement légaux, n’ayant aucune légitimité populaire. Surtout ceux sollicitant l’imaginaire populaire et l’inconscient collectif, y nourrissant les blocages psychologiques.
Aussi, il est heureux que le président de la République se soit enfin décidé à user de la loi pour débarrasser le pays de la honte de l’inégalité successorale qui viole non seulement la constitution, mais aussi l’islam correctement lu. Toutefois, en la matière, le président n’a agi, en premier, qu’au nom de ses intérêts politiciens. Cela est trahi par un discours partiel, invoquant la constitution et l’État civil pour juste se concentrer sur la question de l’égalité successorale, négligeant la théocratie rampante dans le pays. Or, Il y participe en faisant mine d’oublier d’abolir aussi les autres textes contraires à la constitution, du moins les plus flagrants, et qui ont à tort une justification religieuse. Il y participe aussi en ne se retenant pas de se servir de la religion, en s’abstenant par exemple de modifier le protocole de Carthage qui impose le voile aux femmes pour prêter serment sur le Coran; pourtant, il n’est nulle prescription islamique en la matière!
Pourquoi le chef de l’État, ainsi qu’il vient de le faire pour l’égalité successorale, ne s’est pas soucié de réformer la législation nationale sur d’autres plans où l’illégalité est tout aussi flagrante? En ne le faisant pas, la contrebande d’alcool, par exemple, continuera à être encouragée avec le maintien de restrictions illégales et vaines à sa vente et à consommation, surtout que cela se fait ce au nom d’une religion qui n’interdit que l’excès en la matière, excès que favorise la situation actuelle. Et que dire de la persistance des lois scélérates de l’ancien régime, et même du protectorat, en matière sexuelle quand l’islam y a été le plus libéral des religions du Livre, n’interdisant même pas l’homosexualité, l’homophobie n’étant qu’une tare coloniale ?
Or, par le maintien en l’état de la législation scélérate, on ne se refuse pas seulement à abolir le texte légitimant l’homophobie, mais aussi et plus généralement l’interdit frappant en Tunisie tout sexe libre entre majeurs consentants.
Voilà autant de domaines où les actions concrètes donneront des mots justes qui aideront à sortir la Tunisie de son impasse actuelle issue de l’alliance avec l’islam intégriste au service du matérialisme capitaliste. Or, on ne peut ni ne doit l’accepter ni se retenir à s’en défaire. Ce qui pourrait et devrait se faire en imposant à l’islam supposé modéré de le démontrer, sinon ne pas hésiter à inviter ses soutiens actuels d’Occident de changer de partenaire et d’opter pour l’islam soufi, cet islam de paix, seul vrai islam populaire. Ce qui suppose d’imposer au parti Ennahdha de se réformer au concret; une réforme législative touchant en premier les sujets sensibles. Ce n’est pas ce qu’on fait encore; et la responsabilité incombe moins à Ennahdha seul qu’aux militants, dont les Ong d’Occident, qui acceptent les manœuvres dilatoires des islamistes, quand elles ne les encouragent pas. La proposition de loi en préparation au parlement l’illustre bien, puisqu’elle se limite à l’interdiction du test anal au lieu d’en interdire la cause bien qu’il ait été démontré que l’islam n’a pas interdit l’homosexualité qui y a toujours existé, avant que l’homophobie ne s’y infiltre à partir de la Bible, viciant le sexe arabe bisexuel à la base, donnant naissance à nos névroses.
Le boulet du désordre mondial
Il faut dire que l’on est bien conscient de la nécessité de la réforme législative; néanmoins, on la cantonne aux aspects politiques et économiques pour mieux assurer le service des intérêts des profiteurs du pays. Outre de négliger ce qui compte aux yeux du peuple, puisque cela aura des retombées sur sa vie de tous les jours, on n’ose pas s’attaquer à une autre réforme qui serait salutaire et qui est la seule en mesure de transformer radicalement la donne au pays. Elle a trait à la condition actuelle de la Tunisie rivée à un boulet qui la maintient dans son état de dépendance, réduite au mieux une arrière-cour pour les intérêts capitalistiques. C’est le désordre mondial qui impose cela et il ne saurait plus durer.
Il est et sera de plus en plus chahuté dans les pays développés eux-mêmes, comme on y assiste aujourd’hui en France; et tôt ou tard cela rejaillira sur nous. Car la situation géographique de la Tunisie la veut tributaire de ce qui se passe à ses frontières. Pourquoi donc ne pas transformer cette dépendance en atout, allant au-devant des périls à venir, en faisant autant de défis à relever ?
Nous avons déjà évoqué, à plusieurs reprises, des initiatives de nature salutaire assurément, même si elles semblent iconoclastes aux uns, irréalisables et utopistes aux autres, ou même farfelues aux plus couards qui oublient que les lettres de noblesse de la politique est d’oser croire possible l’impossible. Nous en avons même tenté une fois la synthèse réunissant certaines des actions les plus symboliques en ce que nous avons nommé «politique arc-en-ciel» touchant tant le plan national qu’international.
S’agissant de ce dernier, il est incontournable désormais d’appeler à un espace de démocratie méditerranéenne avec l’Union européenne commençant par la libre circulation humaine sous visa biométrique de circulation et finissant par l’adhésion de la Tunisie à l’UE, candidature à déposer au plus tôt. Un appel à une aire de civilisation entre l’Occident et l’Orient est aussi à faire en commençant par agir, dans le cadre de la francophonie, à la mise en place d’un visa francophone de libre circulation. Quelle belle initiative cela serait pour la francophonie dont la Tunisie abritera, dans deux ans, le sommet du cinquantenaire !
Assurément, cela impose aussi d’agir sérieusement à vouloir la paix en Palestine, ce qui ne saurait se faire dans l’état actuel de non-sens. Aussi, on ne peut plus faire l’économie de la normalisation des relations diplomatiques avec l’État d’Israël dans le cadre de la légalité internationale. À ce niveau aussi, on continue à s’adonner au jeu malsain des mots faussement justes, sans oser tenir enfin le propos de raison et le seul mot juste en l’objet consistant à soutenir que servir la cause palestinienne passe forcément par l’instauration de la paix qui ne peut se faire sans reconnaissance de la principale partie au conflit. Et que la situation actuelle ne fait qu’arranger la stratégie d’abus du droit et de sa force par Israël, encourageant sa méconnaissance flagrante de la légalité internationale.
C’est en usant de mots justes, tels ceux ici utilisés, que réussira le politique sincère dans sa volonté à sauver le peuple de sa misère. Avec de tels mots de justesse, outre de savoir comment sortir de la crise en Tunisie, on saura aussi qui en est responsable. C’est bien de courage politique qu’il nous faut, surtout à la veille d’une année électorale décisive pour le salut de la Tunisie qui, bien que menacée de tous les périls, reste riche des potentialités de son exception en puissance. Le temps est donc au courage politique et ce qui précède l’illustre bien pouvant même servir, à qui saura oser, de programme… électoral.
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