La nouvelle pièce de Hamadi Ouhaibi, ‘‘Juif’’, est un cri d’alarme contre toute forme d’isolement et de repli sur soi; c’est un rappel des minorités, et de ces identités meurtries quand la majorité écrase les différences.
Par Fawz Ben Ali
La 20e édition des Journées théâtrales de Carthage (JTC 2018) a démarré samedi soir, 8 décembre 2018, avec une ouverture éclatée entre la Cité de la culture qui accueillait pour la première fois ce rendez-vous phare du 4e art, et puis l’avenue Habib Bourguiba rythmée par des animations de différentes expressions artistiques ouvertes au grand public qui se poursuivent quotidiennement tout au long du festival.
Un décor minimaliste mais oppressant.
Le lendemain, dimanche, ont commencé les représentations théâtrales dans différents espaces de la capitale avec une présence plutôt modeste de la part du public. Mais à l’espace 4e Art, on affichait complet pour les deux représentations successives de la pièce tunisienne ‘‘Juif’’ de Hamadi Ouhaïbi, une production du Centre d’art dramatique et scénique de Kairouan.
Une identité meurtrie
Très attendue de la part des professionnels et des festivaliers, ‘‘Juif’’ est l’une des deux pièces tunisiennes de la compétition officielle de cette édition avec ‘‘Point départ’’ de Wahid Ajmi, un coup de projecteur sur la condition des Tunisiens de confession juive. Le thème est plutôt inédit dans le théâtre tunisien où on a eu droit ces dernières années à la révolution du 14 janvier 2011, repris en vogue aussi bien sur les planches que sur le grand écran.
Houssem Ghribi, Fetha Mahdaoui, Mohamed Sayeh, Faten Belhaj Omar, Yosra Ayed et Hiba Aydi forment une distribution de premier choix qui a porté la pièce durant un peu plus d’une heure, car il était question surtout de mettre en avant des personnages attachants à travers un jeu exceptionnel.
Daya, Habiba, Mimoun, Saseya … sont des juifs tunisiens qui sont nés en Tunisie et qui y ont toujours vécu. Vivant dans une sorte de bulle en communautarisme, ils ont de plus en plus de mal à se sentir en sécurité, là où existe l’une des dernières communautés juives du monde arabe.
Dans un décor sombre et assez minimaliste orné de deux petits bancs sur les deux extrémités de la scène, défilent les protagonistes dans des sortes de monologues, dialogues, trilogues qui nous dévoilent progressivement et subtilement leurs histoires dans ce huis-clos de synagogue où on assiste à une bouleversante remise en question des fondements les plus évidents de tout être humain, à savoir l’appartenance, la citoyenneté, l’identité…
Loin des discours politiques et des références directes à la révolution, la pièce surfe sur un terrain plus humaniste et universel en évoquant tout à tour des histoires d’amours impossibles entre juifs et musulmans, de nostalgie d’une coexistence pacifique, de vedettes juives comme Habiba Msika ou Cheikh Afrit…
Partir ou rester
‘‘Juif’’ réussit dans la double dimension du théâtre, c’est-à-dire autant sur le texte que sur la mise en scène. D’un côté, on a un texte qui puise dans le langage populaire et qui vire vers le poétique quand nécessaire, tout en respectant le langage et l’accent propre à la communauté juive tunisienne.
À travers les répliques, on s’embarque dans un trio de temporalité sur lequel est construit le récit : un passé paisible sans avoir manqué de tourments, un présent de remise en question et un avenir incertain.
D’un autre côté, la mise en scène est une véritable réussite pour cette pièce qui a gardé sa densité du début à la fin dans un dispositif scénique dynamique qui a su investir l’ensemble de l’espace et miser sur un jeu d’ombre et de lumière mettant davantage en valeur la qualité de jeu des comédiens.
Partir ou rester? Telle était la question essentielle et urgente des derniers juifs de Tunisie dans cette pièce. Daya, jeune étudiante en droit, révolutionnaire, rebelle et qui n’a pas froid aux yeux, continue de se battre pour vivre en dignité dans ce pays qu’elle n’a jamais quitté et qu’elle aime tant «C’est mon pays, ma terre, mes racines!», crie-t-elle face à Mimoun, persuadé qu’il faudrait partir en Israël pour sauver sa peau «Ici, c’est devenu l’enfer!», réplique-t-il alors que dehors on entendait en fond sonore les discours de haine des partisans de la charia, sortis en masse crier leur projet d’un pays islamiste où il n’y aurait plus place à la différence.
Standing ovation pour « Juif », qui a mis la barre trop haut.
‘‘Juif’’ est un cri d’alarme contre toute forme d’isolement et de repli sur soi; c’est un rappel des minorités, et de ces identités meurtries quand la majorité écrase les quelques différents.
Actuelle, émouvante, juste, et d’une esthétique bien soignée, ‘‘Juif’’ a mis la barre assez haute dans ce premier jour de compétition officielle. Face un standing ovation de la part du public, les comédiens étaient émus d’avoir relevé le défi, le message est bien passé : Vivons et laissons vivre !
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