Karim Chaiir.
Une nouvelle organisation de la société civile, un collectif pour la légalisation du cannabis baptisé CO.LE.C., verra très prochainement le jour en Tunisie. Son but: organiser et structurer les flux de militantisme pour la dépénalisation du cannabis voire plus…
Par Cherif Ben Younès
Quelle est la limite de la liberté ? Une question historique et philosophique, certes, mais qui est de l’ordre du jour et au cœur des débats sociaux et politiques en Tunisie… plus particulièrement depuis la révolution de 2011, qui a incontestablement soulevé le plafond conventionnel des «revendications acceptables» ayant rapport avec les libertés individuelles. Parmi celles-ci, il y en a une qui revient avec insistance ces derniers temps: la dépénalisation de la consommation du cannabis.
La situation actuelle est désastreuse
La loi en vigueur concernant la consommation de stupéfiants, établie le 18 mai 1992 et communément connue sous le nom de «Loi 52», dispose de «l’emprisonnement d’un à cinq ans et d’une amende de 1000 à 3000 dinars, tout consommateur ou détenteur à usage de consommation personnelle de plantes ou matières stupéfiantes, hors les cas autorisés par la loi. La tentative est punissable.». Des mesures souvent considérées, par certains politiciens, des représentants de la société civile ou de simples citoyens, comme étant exagérées, voire inappropriées et en totale contradiction avec les droits de l’Homme.
Les opposés à cette loi lui reprochent, entre autres, le fait que les sanctions qu’elle préconise soient tellement sévères qu’elles finissent, la plupart du temps, par porter aux consommateurs des préjudices beaucoup plus importants que ceux de cette substance elle-même, compte tenu notamment des conditions exécrables des prisons tunisiennes, et des difficultés et obstacles sur les plans professionnel et social que rencontrent «les coupables» une fois à l’extérieur.
De son côté, le contexte international plaide en faveur des détracteurs de cette loi, puisque de nombreux pays occidentaux, ayant des avancées plus importantes que les nôtres en matière de respect des droits humains, ont choisi de carrément dépénaliser la consommation du cannabis et, pour certains, de réglementer son commerce. Le dernier en date étant le Canada.
Une réflexion de bon sens en découle et vient remettre en cause la diabolisation des effets de cette substance par certains conservateurs et par la loi tunisienne : si des pays aussi développés que le Canada ou l’Allemagne décident de dépénaliser la consommation du cannabis, c’est qu’au-delà des motifs économiques qui pourraient l’expliquer, cette drogue n’est probablement pas, médicalement parlant, aussi néfaste qu’on essaye de nous le faire croire depuis des décennies.
Alors, qu’en dit la science justement? Sans rentrer dans les détails, la réponse globale est qu’il s’agit d’une drogue, et donc d’une substance comportant des risques pour la santé et aussi des risques d’addiction. Sa consommation ne peut donc pas être, d’un point de vue purement sanitaire, recommandée (à l’exception des rares cas d’usage purement médical, où des phyto-cannabinoïdes peuvent être prescrits pour leurs vertus antiémétiques). Cependant, il convient également de rappeler qu’il s’agit surtout d’une drogue douce, dont la gravité dépend principalement de la fréquence de sa consommation. Autrement dit, une consommation modérée du cannabis a peu d’effets sur l’organisme. D’ailleurs cela n’est-il pas le cas du tabac et de l’alcool qui sont pourtant commercialisés et totalement légaux en Tunisie ?!
Dans le même ordre d’idées, une question, d’ordre philosophique cette fois, s’impose : a-t-on le droit de nuire à son propre corps ? Certes, le politiquement correct fait qu’on n’ose jamais formuler une interrogation aussi directe, préférant tourner autour du pot. Mais, le droit de faire ce que l’on veut de notre propre corps, du moment qu’on ne nuit pas à autrui, ne fait-il pas partie des libertés les plus basiques et les plus évidentes dont tout être humain devrait jouir ? Un État qui se prétend démocrate et assurant la liberté de ses citoyens, peut-il se permettre de violer ce droit sous quelconque prétexte?
Les législateurs tunisiens ont fini par faire des concessions et par accepter d’appliquer une réforme à la Loi 52, en 2018, dans le but d’atténuer la peine, en donnant au juge l’autorisation d’appliquer l’article 53 du Code pénal, qui lui accorde un pouvoir d’appréciation dont il ne jouissait pas auparavant : «Lorsque les circonstances du fait poursuivi paraissent de nature à justifier l’atténuation de la peine et que la loi ne s’y oppose pas, le tribunal peut, en les spécifiant dans son jugement, et sous les réserves ci-après déterminées, abaisser la peine au-dessous du minimum légal, en descendant d’un et même de deux degrés dans l’échelle des peines principales énoncées à l’article 5 du présent code.»
Bien que perçue comme un pas en avant par les militants des droits de l’Homme en Tunisie, ces derniers ont surtout jugé cette réforme comme étant insuffisante. Celle-ci a même fait l’objet de nombreuses critiques dont la raison principale est évidente : fondamentalement, la loi tunisienne continue toujours de traiter les consommateurs comme des criminels.
En outre, le fait de donner aux juges une sorte de tutelle morale qu’ils peuvent, à leur guise, transformer en une peine de prison ou pas, n’a pas été digéré par les humanistes tunisiens, considérant que cette mesure prête, vicieusement, à un pouvoir un peu trop prononcé pour qu’un être humain, quelle que soit sa fonction, en jouisse. Et ça rappelle forcément une autre loi très contestée : celle des articles 226 et 226 bis du code pénal, et qui permet aux juges d’avoir le même type de droit pour interpréter la conformité des actes des citoyens avec «la pudeur», «les bonnes mœurs» et «la morale publique», des termes aussi vagues qu’un océan, soit dit en passant.
Un collectif pour la légalisation du cannabis voit le jour
C’est dans ces conditions qu’une nouvelle organisation de la société civile, un collectif pour la légalisation du cannabis baptisé CO.LE.C., verra le jour très prochainement, plus exactement le 23 février prochain, «lors d’une conférence de lancement prévue à Tunis», comme nous le confie Karim Chaiir, l’un de ses membres fondateurs, qui a choisi de s’adresser à Kapitalis pour annoncer le lancement imminent de cet organisme.
Ce collectif, qui aura pour but d’organiser et de structurer les flux de militantisme pour la dépénalisation (voire plus…) du cannabis, sera composé de 4 comités : l’un d’entre eux s’occupera de la communication, le 2e sera dédié à la logistique, le 3e à la planification, et enfin, un 4e comité pour le lobbying.
M. Chaiir nous a assuré que cet organisme n’hésitera pas à hausser la barre des revendications. «L’objectif de ce collectif ne sera pas seulement de légaliser la consommation du cannabis, mais aussi sa production et sa distribution.» lâche-t-il. Et afin de soutenir ces intentions qui ne manquent d’audace, il a notamment choisi des arguments économiques, affirmant qu’une éventuelle réglementation gouvernementale du commerce du cannabis entraînerait un gain net pour l’État de 2.000 millions de dinars par an si on considère la consommation locale seulement. Ces chiffres augmenteraient donc si on tient compte de l’exportation et de la consommation des touristes, une hausse de 1.000 millions de dinars supplémentaires d’après les estimations de M. Chaiir. «Ce serait donc une activité économique et touristique capable de faire de la Tunisie la capitale du tourisme du bien-être», se réjouit-il.
Karim Chaiir a également usé d’arguments sociaux en affirmant que cette réglementation permettrait de diminuer la consommation de la drogue [dure], dont les acheteurs se tourneraient vers le cannabis en s’apercevant que l’obtention de celle-ci est plus accessible et sécuritaire, comme le démontre des études comparatives avec d’autres expériences, à l’Instar de celle de l’Uruguay, pionnier en la matière, ou des Etats-Unis. Cela faciliterait, par la même occasion, la lutte contre le trafic de drogue et le crime organisé lié au commerce clandestin.
D’un autre côté, la dépénalisation du cannabis diminuerait considérablement le nombre de prisonniers. Aujourd’hui, environ un tiers des détenus sont coupables de consommation de stupéfiants. Une situation qui cause une surpopulation carcérale qui n’est à l’avantage de personne. «Cela permettrait la libération d’au moins 1.000 prisonniers», estime M. Chaiir.
Bien que la Tunisie continue de poursuivre sa modernisation et sa libéralisation postrévolutionnaires, les revendications du CO.LE.C. semblent, à priori, un peu trop ambitieuses pour être exhaussées dans un avenir proche, ou même moyen, par l’État tunisien. Ce dernier sera certainement freiné par la mentalité encore conservatrice de la population. Mais comme dirait Ernesto Che Guevara : «Soyez réalistes, demandez l’impossible».
Donnez votre avis