Accueil » Le poème du dimanche : ‘‘Patmos’’ de Lorand Gaspar

Le poème du dimanche : ‘‘Patmos’’ de Lorand Gaspar

Trois pays ont marqué la vie et l’oeuvre de Lorand Gaspar: la Grèce, la Palestine et la Tunisie. 

Poète, médecin, historien, photographe et traducteur français d’origine hongroise, Lorand Gaspar a vécu et exercé à Tunis de 1970 à 1995, et habitait une petite maison accolée au flanc du village de Sidi Bou Saïd.

Né à Târgu Mures en Transylvanie orientale, le 28 février 1925, il a été déporté durant la Seconde Guerre mondiale, et se réfugie en France où il fait des études de médecine. Chirurgien de l’hôpital français de Jérusalem de 1954 à 1970, il pratique ensuite au CHU Charles-Nicolle à Tunis de 1970 à 1995.

Médecine et écriture sont intimement liées dans son œuvre de Gaspar, tout comme dans la vie de l’homme.
Son premier recueil, ‘‘Le Quatrième État de la matière’’, publié chez Flammarion en 1966 reçoit le prix Guillaume-Apollinaire en 1967. Par la suite son œuvre sera couronnée de multiples prix. En 1998, il reçoit le prix Goncourt de la poésie pour l’ensemble de son œuvre.

Il fonde et codirige, avec Jacqueline Daoud, sa seconde épouse, et Salah Garmadi, la revue tunisienne ‘‘Alif’’, éditée par la maison d’édition Cérès dont douze numéros paraîtront entre 1970 et 1982. Il a beaucoup marqué la vie littéraire en Tunisie dans les années 1980-1990.

* * *

Dans la ruelle pavée de mer
trois vieilles vêtues de noir
éclairées du blanc d’un mur
accueillent la nuit.

Le chœur antique me salue sur le seuil
les voix très hautes déraillent un peu
sous la cendre endormie des deuils
frissonne la mémoire d’un feu.

La pêche fut bonne cette année
je me souviens de la peur dans les fonds,
le combat obscur, la lueur clouée,
un timbre éteint dans la musique –

cela bouge encore dans la chair
tant de ténèbres soudain à creuser
sur le chemin tu ne sais pourquoi
où chantent les Erinyes –

chair d’ombre tel un fruit ouvert
par le miroir tranchant des eaux –

dans l’air arrêté les nervures
luisantes des vols disparus –

comme elle nage la lumière !
légère et souple entre les dents
de dragons s’ébattant dans les gouffres
d’une Chine de l’âme inoubliée
leurs griffes lacèrent l’édredon de nuages
ah, les flocons brûlants de leur souffle !

et l’aile noire du pinceau
frôla le vent qui bouge à peine
les bambous sur le muet, muet
papier de Chu Ta –

vie brûlée vive
d’une soif implacable

l’été frileux dans ses décombres
montagnes et lueurs craquelées
la chaude nudité du temps
venue de si loin m’irriguer
de tout l’étonnement de l’amour –

épeler lentement sur la table rugueuse
ces images dont sombre le dessin
ceci n’est pas, cela est.
Et tout ce que ta parole avait pouvoir
de lier, se délite, se fragmente, se sépare.
Peu de choses, débris.
Règne tout autour la sereine démesure.
Tu réchauffes encore dans ta voie émue
toutes choses s’abreuvant à soif et à sel –
le sifflement sur les crêtes de lumière
toujours même quand s’éteint le jour
la migration des sources, cette part
nomade de l’âme levée dans la pierre
dans les fosses et les failles impensées.
Et c’est une eau tranquille lavant le corps
vin qui éveille l’inconnu d’un visage –
cela est.

en toi la barque des nuits d’été
tout à coup dérive et tu regardes sur ta main
la lumière des étoiles déjà mortes.
Quelqu’un te prend la bouche pour parler
et c’est la même soif au-dedans
à la même soif puisée –

des vents se lèvent et s’égarent

cet angle droit de nos murs
divise nos yeux en clair et en ombre
où glisse sans heurt le blanc immaculé
de l’ange sans honte de nos peurs

et comme la clarté fouille dans les plis !
comme elle bondit dans l’obscure mêlée
de corps de mots de couleurs
ou ces labours ces membres brisés
trouveront-ils leur visage ?

des forces inconnues de nos mains
jouent avec l’encre de la nuit
encre fendue, encre éclaboussée
le blanc qui vole dans la soie des murs
et Wang L’Encre aimait le vin
ne s’arrêtait de peindre jamais
les pins et les pierres
et personne jamais ne sut son nom
ni d’où il venait –

dans la chute sans pli du ciel d’été
un olivier noue et dénoue
son obscur désir de clarté –

odeur de café sous le platane
un bleu brodé de petites fumées
de mélancoliques fins du monde
Ah ! Hélène, folle Hélène !
flamme sillage parfum et dans la nuit
l’eau décousue par les feux
geste qui touche un instant
le sombre jardin du corps –

fenêtres closes
paupières ridées
tous feux éteints
la chaleur dérive
cailloux frileux
dans le vent affamé –

départ
Nous rangeons des couleurs
dans le gris des cales
kalo khimona !
Sur vos cordes grinçantes
dansez, dansez
la cendre aux épaules
la gorge rieuse
sur les fonds opaques
quand déraillent les jours
dansez encore –

ombres blanches
qui passez dans la chaux
et je pense à Ulysse
aux sanglots des hommes
quand l’aveugle annonce
le retour difficile –

comme si une main venait tendre
l’unique corde sur l’arc de silence
et l’autre allumer l’entraille de la pierre –

comme si une oreille pouvait entendre
le soufflet de forge dont parle Lao tseu
ou les nappes d’eau sous les dalles du temps –

comme si le rêve pouvait résister
à l’acier du soc et du couteau
chaque jour à l’aube aiguisés –

comme si l’œil pouvait déchiffrer
la dentelle de l’eau, la vapeur qui roule
sur les bords de nos pages désertées –

la flamme douce et l’autre qui dévaste
le tendre feuillage du chuchotement nocturne
le brun berceau du toucher sous les doigts –

la rumeur liquide qui se déverse dans l’ombre
et nul marbre et nul fer qui ne soient bougés
par le sombre scintillement qui chante et qui tue –

parole brisée, flocons de voix dans le gel
frappements en désordre du cœur
la pensée décousue dans les bruits de la mer –

tu vas et tu viens
tu attends et tu es comblé
tu désespères et tu tombes
tel qu’en toi-même
dans la clarté brutale –

tu cours encore à une faille
vérifier, comprendre, nommer
ce vent, saisir une chose
un regard qui t’ensanglante
et tu creuses la douleur
sous l’amas de boîtes vides
l’oxygène dans la fumante
épaisseur mal brûlée –

souviens-toi de l’agrafe d’or
d’un feu qui augmente
et l’eau tremble dans l’œil
penché sur un geste si simple
qui déchire un temps un lieu
la fièvre d’un vert allumé
aux fonds si jeunes du toucher –

la paille sous les doigts
craque dans la boue
d’un continent de nuit –

il y a si longtemps que j’essaie
de toucher la nuit les fronces légères
que fait l’eau dans le silence –

toucher dans le corps frileux, froissé
le souffle de Dieu sur les eaux
cette chose qui éclaire mes images
et parfois de si loin les déchire

les yeux de nuit un instant grand ouverts
regardent chaque son ou battement brûler
d’un insoutenable qu’il faut soutenir –

tout le rayonnement de midi
moulu dans une poussière d’eau
le vent souffle quand il veut
dans nos mots dans nos gestes
brouillant là, éclairant ici
sans distinction de joie et de douleur –

c’est nuit encore dans le ciel
pourtant au ras des eaux les vents
déshabillent les fonds de la pensée –

à la seule lumière des mains
la bouche et l’oreille prises
dans l’effroi sans couture –

encore le matin, la bourrasque levée
je ne sais où sans seuil et sans porte –
tu rassembles des pierres, du bois pour le feu
l’esprit tout entier dans la main
peu à peu construit la chaleur
tandis qu’au-dehors le jour vieillit –

Le poème du dimanche : ‘‘J’ai descendu, en te donnant le bras’’ d’Eugenio Montale

Le poème du dimanche : ‘‘Poèmes choisis’’ de Fernando Pessoa

Le poème du dimanche : ‘‘Ithaque’’, de Constantin Cavafy

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.