Isolé dans son propre camp et mis en minorité dans le pays, Béji Caïd Essebsi pourrait, pour reprendre la main, sacrifier son propre fils et la bande qui l’entoure pour gagner en popularité et regagner la confiance d’un électorat déçu. Ça pourrait être le prix à payer. Mais serait-il capable d’un tel coup ?
Par Ali Gana *
Il voulait marquer l’histoire. Il croyait fermement que l’exception tunisienne allait encore une fois se confirmer. Béji Caïd Essebsi (BCE) pensait que la Tunisie de Bourguiba pourrait être le seul pays arabe et musulman à composer avec les islamistes dans le cadre d’un modèle démocratique unique. N’a-t-il pas dit à Obama que ce fameux printemps arabe s’il n’aboutit pas en Tunisie il ne le sera nulle part.
BCE, le sauveur
Je crois (naïvement ?) qu’il était sincère en déclarant vouloir s’éclipser à l’issue du passage de flambeau à Hamadi Jebali, en janvier 2012. Il n’a cessé de sommer Nejib Chebbi, Mustapha Ben Jaafar et toute la famille démocratique de s’unir dans une structure politique capable de contrecarrer le rouleau compresseur islamiste et d’instaurer une bipolarité dans un paysage politique chaotique pour garantir une relative stabilité.
Le parcours militant des principales figures politiques propulsées au devant de scène après 2011 n’a pas pu être capitalisé dans le cadre d’une action politique pragmatique et a rapidement laissé place à des égos démesurés et des ambitions dévoratrices. Le goût d’une mission inachevée, l’amateurisme et le manque d’expérience de la nouvelle classe politique ont fini par le convaincre qu’il est investi d’une dernière mission, celle d’amortir la déferlante islamiste, de mettre de l’ordre dans la scène politique et de parachever la mise en place des fondations nécessaires à la longévité de cette expérience démocratique.
Retrouvant ses réflexes, celles d’un homme politique guidé par une rationalité mimétique puisée dans l’exercice du pouvoir de son mentor, il s’est lancé de plain-pied dans l’arène. Il commence par entamer des tentatives de rassemblement des différentes protagonistes – pas toujours réussies –, il tend les mains à des adversaires jusque-là infréquentables, il arrive à encenser la sacro-sainte centrale syndicale, du moins le croyait-il… autant de manœuvres politiciennes sous-tendues par des discours millimétrés, des apparitions médiatiques étudiées et un art de négociation hors pair, des outils qu’il manie avec brio.
BCE, le chef d’orchestre
Tout est réglé comme du papier à musique, du moins c’est ce qu’il pensait.
Acte 1 : Création d’un grand parti, dans la droite ligne du courant moderniste tunisien, ouvert à toutes les tendances : ex-Rcdistes, pourvus qu’ils ne soient pas sous le coup de poursuites judicaires, militants de gauche, syndicalistes, bourguibistes, figures de la société civile. À la question de savoir si cette hétérogénéité pourrait être source de querelles internes qui risqueraient de rendre éphémère la stabilisation escomptée de la scène politique, la réponse est sans appel : bien au contraire cette diversité est source de richesse et la cohésion du parti est garantie beaucoup plus par la volonté de constituer une vraie alternative au parti islamiste que par des valeurs idéologiques.
Acte 2 : Remporter les élections de l’automne 2014. Objectif atteint comme résultat évident d’une machine électorale rodée bâtie sur les cendres de l’ex-RCD et d’une impopularité croissante de l’équipe de la « Troïka», l’ancienne coalition conduite par le parti islamiste Ennahdha.
Acte 3 : Sceller une coalition gouvernementale avec le rival d’hier. C’était un coup qui relevait de la témérité pour certains, voire même de l’imprudence, mais surtout de la trahison à peine masquée pour beaucoup d’autres (dirigeants du parti et électeurs). BCE, dans cette façon bien à lui d’expliquer ses décisions par des propos simples, a fini par convaincre les fervents détracteurs de cette alliance que c’était la seule alternative pour gouverner et si c’était ainsi c’est, entre autres, à cause d’un régime politique inadapté. La pilule est passée. BCE, en vrai illusionniste, jubile.
Derrière cet aspect tactique de la manœuvre, il semble que BCE était convaincu que Ennahdha, partie intégrante du paysage politique, ne doit pas être mis à l’écart de peur de réveiller sa nature acharnée et nuisible mais plutôt de l’associer au pouvoir et de l’aider à se «tunisifier» pour se diluer dans une société nourrit encore par la méfiance et le scepticisme envers cette nouvelle vision sociétale. À un Rached Ghannouchi plus rusé que jamais, il semble dire en substance : il faut gagner ses lettres de noblesse en tant que parti civil ancré dans les valeurs de la république pour montrer que l’islamisme politique peut se dissoudre dans cette démocratie naissante. Objectif atteint, au moins à première lecture: Ennahdha finit par jouer le jeu non sans quelques précautions. Ses ruses et son talent diversion, BCE en sait quelque chose, il n’en est pas moins qu’il choisit de composer avec, tout en gardant dans le viseur les agissements de son allié et en rappelant que cette dose de confiance accordée pourrait être remise en question.
BCE, le cannibale politique
BCE est de cette école qui voit que l’homme politique doit agir sans état d’âmes. Il se plait dans ce rôle en enfilant l’habit d’un redoutable mangeur d’homme. Mohsen Marzouk et Ridha Belhaj en ont faits les frais. Habib Essid lui-même ne va pas tarder à subir le même sort qui était, d’ailleurs, scellé avant même d’être nommé. Il devait servir, par sa relative indépendance politique, à amadouer le loup et endormir la méfiance des ultras, le temps qu’il faut pour rendre à César ce qui est à César, c’est-à-dire des Nidaistes de la nouvelle génération qui incarnent cette révolution de la jeunesse.
C’est ainsi que BCE s’est entouré d’une jeune équipe de conseillers et qu’un outsider comme Youssef Chahed a été repéré pour le préparer (hâtivement ?) à son avenir tout tracé: la présidence du gouvernement. Il semble que là-aussi les souvenirs d’un Bourguiba s’entourant, au lendemain de l’indépendance, d’une équipe de jeunes ministres et haut cadres sans états d’armes ont resurgi dans l’esprit nostalgique de BCE.
Les faux pas
BCE croyait faire preuve d’une habilité sans faille. En vrai homme d’Etat il est amené à prendre des décisions parfois osées, à trancher, à prendre des risques et à se fier à son flair fait d’un concentré d’expériences et d’une connaissance des rapports des hommes politiques tunisiens avec le pouvoir. Que du chemin parcouru, au niveau politique s’entend. Limitation de l’âge pour la présidence non retenue, élections remportées, mise à l’écart des figures encombrantes, alliance avec les islamistes digérée, les figures de l’ancien régime, jusque là diabolisées, reprennent du service, un gouvernement d’union nationale sur la base du document de Carthage mis en place, un vrai tour de magie pour imposer le jeune Chahed, une centrale syndicale qui semble jouer le jeu, un parti dirigé par son propre fils. Il se conforte de plus en plus dans l’idée que ces manœuvres vont finir par payer et que son habileté politique est sans faille. Il poursuit son entreprise (œuvre ?) en minimisant les risques des décisions de plus en plus contestées et oubliant dans la foulée que, par nature, la rationalité est limitée.
Si la décision de sceller une alliance avec les islamistes a sa part de justesse dans le cadre d’une lecture stratégique du processus de transition démocratique, celle d’évincer Habib Essid (d’une manière peu élégante) n’a pas apporté la bouffée d’oxygène attendue. Celle du maintien de son fils à la tête du parti s’est vite transformée en boulet. Il estimait que Hafedh a le droit comme n’importe quel Tunisien de faire de la politique. Certes mais il semble minimiser l’allergie des Tunisiens envers les familles régnantes. Les interférences et les accointances avec l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) ont fini elles aussi par échapper à tout contrôle et par effriter un peu plus un pouvoir exécutif mal au point.
L’impasse
Rien ne va plus en l‘année 2018. BCE s’en rend compte. La performance du gouvernement est discutable, son parti est englué dans des errements interminables et la centrale syndicale souffle le bon et le mauvais temps. Le document de Carthage, décrié comme une structure extraconstitutionnelle ou se conçoit l’action politique, se vide de plus en plus de sa substance. Pour ne rien arranger, quelques signaux qui ne trompent pas montrent qu’Ennahdha, que BCE croyait amadouer, n’a rien perdu de son talent de diversion.
Droit dans ses bottes, la centrale syndicale demande un nouveau gouvernement plus restreint plus efficace. Nidaa Tounes veut la tête de Chahed dont les contre-performance du gouvernement risqueraient de se répercuter négativement sur la popularité du parti. Les résultats des élections municipales sont des signes avant-coureurs. Le parti au pouvoir devient le lieu de luttes intestines dont la filiation familiale, la soif du pouvoir, l’opportunisme, les manigances en constitue la matrice. Le duel HCE-Chahed qui a appris des dimensions regrettables a fini par brouiller les cartes du maître de Carthage.
Paradoxalement Ennahdha, qui estime que le pays a plus que jamais besoin de stabilité politique, est pour un remaniement partiel. Il n’en fallait pas moins pour que BCE décide la suspension du document de Carthage. Une façon à lui de prendre un temps de réflexion en activant les négociations dans les coulisses. Cultivant le goût du secret et se terrant dans un attentisme préoccupant, BCE semble en train de préparer une nouvelle distribution des cartes.
L’arroseur arrosé
Décidément, BCE ne s’attendait pas au bras-de-fer que venait d’engager celui qui se voit déjà comme l’homme fort de la Tunisie. En effet, la croisade que vient de mener Chahed contre le père spirituel avec son parfum d’ingratitude et de trahison a fini par renforcer la fissure à la tête de l’exécutif et brouiller les cartes de maître de Carthage. Face aux difficultés économiques qui s’éternisent, BCE voulait la tête du jeune Chahed pour le remplacer par un vieux routier de la politique (un Mondher Zenaidi par exemple) pourvu que le décollage économique qu’il nous a promis dès 2017 s’amorce. BCE est un mangeur d’hommes. Ça ne sera pas son premier coup d’essai.
Profitant de l’aversion encore vive des Tunisiens envers les familles régnantes et flairant le vent tourner, Chahed a su prendre les devants et se poser comme l’alternative du fils du père. Et voila qu’il se réincarne en un loup prédateur avec dans le viseur le maintien au pouvoir et les prochaines échéances électorales. Mobiliser l’appareil de l’Etat, jouer sur les querelles intestines de son ex-parti et gagner les faveurs d’Ennahdha… tout est en effet déployé pour gonfler les rangs de ses sympathisants.
Le parti islamiste tient tête à BCE et devient un fervent supporteur de Chahed au motif que le pays a besoin d’une stabilité gouvernementale poussé en cela par des dirigeants qui ne supportent plus être dans la posture du bon élève qui s’aligne aux humeurs changeants du maître de Carthage. Après l’avoir suivi, sans en être convaincu, du changement dHabib Essid, ça devient trop demander.
Chahed-Ennahdha : l’alliance de tous les dangers
Dans cette course effrénée vers le pouvoir, Chahed mesure-t-il l’ampleur du risque que fait encourir son dangereux positionnement politique ? Est-il conscient qu’il se jette dans la gueule du loup ? Car l’alliance initiée avec les islamistes, BCE l’a engagée bien que son parti ait remporté les élections. Il tient les ficelles dans ce consensus au point d’offenser certains dirigeants islamistes. Il sait que les puissances internationales notamment le grand frère de l’Ouest du moins s’accommodent à cette démarche sinon s’en félicitent. Chahed par contre cherche à gagner les faveurs d’Ennahdha pour se maintenir au pouvoir. La différence entre les deux démarches se résume en un mot : la vision stratégique. Revoilà donc Ennahdha qui enfile de nouveau l’habit de faiseur de rois, et qui devient le maître du jeu, situation risquée à la quelle Lotfi Zitoun, le Steve Bannon nahdhaoui, met en garde. ll dit vrai en ce qui concerne la primauté de la stabilité politique sur celle gouvernementale car c’est la première qui est nécessaire pour parachever le processus de transition démocratique. La deuxième est par contre de plus en plus indéfendable car le régime politique à montré ses limites. Les personnes changent et les problèmes sont les mêmes. On aboutit à chaque fois inéluctablement à des tensions entre les deux têtes de l’exécutif qui finissent par paralyser l’action politique et bloquer les canaux de communication. Quelle sera la suite des événements ?
Difficile de pronostiquer tellement la confusion et l’imprévisibilité planent sur la scène politique. Une chose, néanmoins, est sûre : 2019 sera une année décisive en Tunisie.
L’(avant ?) dernier tour de BCE
BCE prépare son dernier tour. Il semble même qu’il a commencé à remettre en cause toute la stratégie qu’il a mise en place. Le toilettage et la mise en ordre de son parti est inévitable. Il le sait. Reste à choisir le bon timing. Avant quelques mois des élections un président qui sacrifie son propre fils et la bande qui l’entoure gagnerait en popularité et regagnerait la confiance d’un électorat déçu. Ça pourrait être le prix à payer pour éviter un raz de marée islamiste lors des prochaines élections. Je le crois capable d’un tel coup mais non sans quelques tours d’illusions pour ne pas briser définitivement la carrière politique, à peine entamée, de HCE.
Ce qui reste à faire aussi c’est de trouver un nom, un seul de la personne qui assurera la succession et qui sera soutenu non seulement par les Nidaistes mais aussi par… les islamistes. Car bien que le divorce entre Ennahdha et Nidaa soit consommé, il n’en est pas moins que les concertations se poursuivent dans les coulisses concernant les prochaines échéances électorales. Ghannochi a encore besoin de BCE et les deux cheikhs pourraient nous livrer à l’issue de leur dernier round de négociations le nom d’un candidat à la présidentielle soutenu par les deux formations politiques. Les récentes apparitions de Zenaidi, la rencontre HCE-Ghannouchi sont autant d’indices qui vont dans le sens d’un rapprochement électoral imposé plus par les contraintes géopolitiques que par des affinités politiques ou idéologiques.
Une dernière question qui se pose toutefois : serait-ce le dernier tour du vieux ? Difficile de l’admettre car le dernier, l’ultime tour avant de regagner son domicile est encore au fin fond de son sac. Espérons qu’il y restera.
* Enseignant.
Article du même auteur dans Kapitalis :
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