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Le poème du dimanche : ‘‘Images à Crusoé’’ de Saint-John Perse

Alexis Leger, dit Saint-John Perse, né le 31 mai 1887 à Pointe-à-Pitre et mort le 20 septembre 1975 à Hyères, est un poète, écrivain et diplomate français, lauréat du prix Nobel de littérature en 1960.

Pour l’histoire de la littérature, le nom de Saint-John Perse reste associé à l’une des œuvres les plus accomplies de la poésie française du XXe siècle. Derrière ce mystérieux pseudonyme, se cache aussi un des diplomates les plus éminents et des personnage clé de la politique étrangère française de l’entre-deux-guerres.

Toute sa vie durant, l’homme aura cherché à dissocier soigneusement l’écrivain de l’homme d’Etat, et aura su mener de front la lente édification d’une œuvre poétique exigeante et une carrière de haut fonctionnaire qui l’aura hissé aux hautes sphères de l’Etat : il a été secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, de 1933 à 1940).

Un verbe poétique que l’on dit à juste titre envoûtant, un rythme inimitable, une imagerie si spécifique…

En 1960, Saint-John Perse se voit décerner le Prix Nobel de Littérature pour l’ensemble de son œuvre, «pour l’envolée altière et la richesse imaginative de sa création poétique qui donne un reflet visionnaire de l’heure présente», selon les termes de l’Académie suédoise.

Les cloches

Viel homme aux mains nues, remis entre les hommes, Crusoé ! tu pleurais, j’imagine, quand des tours de l’Abbaye, comme un flux, s’épanchait le sanglot des cloches sur la Ville…

Ô Dépouillé !

Tu pleurais de songer aux brisants sous la lune ; aux sifflements de rives plus lointaines ; aux musiques étranges qui naissent et s’assourdissent sous l’aile close de la nuit, pareilles aux cercles enchaînés que sont les ondes d’une conque, à l’amplification de clameurs sous la mer…

Le mur

Le pan de mur est en face, pour conjurer le cercle de ton rêve.

Mais l’image pousse son cri.

La tête contre une oreille du fauteuil gras, tu éprouves tes dents avec ta langue : le goût des graisses et des sauces infecte tes gencives.

Et tu songes aux nuées pures sur ton île, quand l’aube verte s’élucide au sein des eaux mystérieuses.

C’est la sueur des sèves en exil, le suint amer des plantes à siliques, l’âcre insinuation des mangliers charnus et l’acide bonheur d’une substance noire dans les gousses.

C’est le miel fauve des fourmis dans les galeries de l’arbre mort.

C’est un goût de fruit vert, dont surit l’aube que tu bois ; l’air laiteux enrichi du sel des alizés…

Joie ! ô joie déliée dans les hauteurs du ciel ! Les toiles pures resplendissent, les parvis invisibles sont semés d’herbages et les vertes délices du sol se peignent au siècle du long jour…

La ville

L’ardoise couvre leurs toitures, ou bien la tuile où végètent les mousses.
Leur haleine se déverse par le canal des cheminées.

Graisses !

Odeurs des hommes pressés, comme d’un abattoir fade ! aigres corps des femmes sous les jupes !

Ô Ville sur le ciel !

Graisses ! haleines reprises, et la fumée d’un peuple très suspect – car toute ville ceint l’ordure.

Sur la lucarne de l’échoppe – sur les poubelles de l’hospice – sur l’odeur du vin bleu du quartier des matelots

– sur la fontaine qui sanglote dans les cours de police – sur les statues de pierre blette et sur les chiens errants

– sur le petit enfant qui siffle, et le mendiant dont les joues tremblent au creux des mâchoires, sur la chatte malade qui a trois plis au front, le soir descend, dans la fumée des hommes…

– La Ville par le fleuve coule à la mer comme un abcès… Crusoé ! – ce soir près de ton Île, le ciel qui se rapproche louangera la mer, et le silence multipliera l’exclamation des astres solitaires.

Tire les rideaux ; n’allume point :

C’est le soir sur ton Île et à l’entour, ici et là, partout où s’arrondit le vase sans défaut de la mer ; c’est le soir couleur de paupières, sur les chemins tissés du ciel et de la mer.

Tout est salé, tout est visqueux et lourd comme la vie des plasmes.

L’oiseau se berce dans sa plume, sous un rêve huileux ; le fruit creux, sourd d’insectes, tombe dans l’eau des criques fouillant son bruit.

L’île s’endort au cirque des eaux vastes, lavée des courants chauds et des laitances grasses, dans la fréquentation des vases somptueuses.

Sous les palétuviers qui la propagent, des poissons lents parmi la boue ont délivré des bulles avec leur tête plate ; et d’autres qui sont lents, tachés comme des reptiles, veillent. – Les vases sont fécondées –

Entends claquer les bêtes creuses dans leurs coques – Il y a sur un morceau de ciel vert une fumée hâtive qui est le vol emmêlé des moustiques – Les criquets sous les feuilles s’appellent doucement –

Et d’autres bêtes qui sont douces, attentives au soir, chantent un chant plus pur que l’annonce des pluies : c’est la déglutition de deux perles gonflant leur gosier jaune…

Vagissement des eaux tournantes et lumineuses !

Corolles, bouches des moires : le deuil qui point et s’épanouit !

Ce sont de grandes fleurs mouvantes en voyage, des fleurs vivantes à jamais, et qui ne cesseront de croître par le monde…

O la couleur des brises circulant sur les eaux calmes, les palmes des palmiers qui bougent !

Et pas un aboiement lointain de chien qui signifie la hutte ; qui signifie la hutte et la fumée du soir et les trois pierres noires sous l’odeur de piment.

Mais les chauves-souris découpent le soir mol à petits cris.

Joie ! ô joie déliée dans les hauteurs du ciel !

… Crusoé ! tu es là ! Et ta face est offerte aux signes de la nuit, comme une paume renversée.

Vendredi

Rires dans du soleil, ivoire ! agenouillements timides, les mains aux choses de la terre…

Vendredi ! que la feuille était verte, et ton ombre nouvelle, les mains si longues vers la terre, quand, près de l’homme taciturne, tu remuais sous la lumière le ruissellement bleu de tes membres !

– Maintenant l’on t’a fait cadeau d’une défroque rouge. Tu bois l’huile des lampes et voles au garde-manger ; tu convoites les jupes de la cuisinière qui est grasse et qui sent le poisson ; tu mires au cuivre de ta livrée tes yeux devenus fourbes et ton rire, vicieux.

Le perroquet

C’est un autre.

Un marin bègue l’avait donné à la vielle femme qui l’a vendu. Il est sur le palier près de la lucarne, là où s’emmêle au noir la brume sale du jour couleur de venelles.

D’un double cri, la nuit, il te salue, Crusoé, quand, remontant des fosses à la cour, tu pousses la porte du couloir et élèves devant toi l’astre précaire de ta lampe. Il tourne sa tête pour tourner son regard. Homme à la lampe ! que lui veux-tu?… Tu regardes l’œil rond sous le pollen gâté de la paupière ; tu regardes le deuxième cercle comme un anneau de sève morte. Et la plume malade trempe dans l’eau de fiente.

Ô misère ! Souffle ta lampe. L’oiseau pousse son cri.

Le parasol de chèvre

Il est dans l’odeur grise de poussière, dans la soupente du grenier. Il est sous une table à trois pieds ; c’est entre la caisse où il y a du sable pour la chatte et le fût décerclé où s’entasse la plume.

L’arc

Devant les sifflements de l’âtre, transi sous ta houppelande à fleurs, tu regardes onduler les nageoires douces de la flamme. – Mais un craquement fissure l’ombre chantante : c’est ton arc, à son clou, qui éclate. Et il s’ouvre tout au long de sa fibre secrète, comme la gousse morte aux mains de l’arbre guerrier.

La graine

Dans un pot tu l’as enfouie, la graine pourpre demeurée à ton habit de chèvre.

Elle n’a point germé.

Le livre

Et quelle plainte alors sur la bouche de l’âtre, un soir de longues pluies en marche vers la ville, remuait dans ton cœur l’obscure naissance du langage :

« … D’un exil lumineux – et plus lointain déjà que l’orage qui roule – comment garder les voies, ô mon Seigneur ! que vous m’aviez livrées ?

« … Ne me laisserez-vous que cette confusion du soir – après que vous m’ayez, un si long jour, nourri du sel de votre solitude,

« témoin de vos silences, de votre ombre et de vos grands éclats de voix ? »

– Ainsi tu te plaignais, dans la confusion du soir.

Mais sous l’obscure croisée, devant le pan de mur d’en face, lorsque tu n’avais pu ressusciter l’éblouissement perdu, alors, ouvrant le Livre, tu promenais un doigt usé entre les prophéties, puis le regard fixé au large, tu attendais l’instant du départ, le lever d’un grand vent qui te descellerait d’un coup, comme un typhon, divisant les nuées devant l’attente de tes yeux.

Paru dans ‘‘La Nouvelle Revue Française’’, N° 7, août 1909.

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