Le 30e sommet de la Ligue des États arabes, qui se tient aujourd’hui, dimanche 31 décembre 2019, à Tunis ne déroge pas à la règle d’une diplomatie de convenance en vigueur en un pays qui a pourtant changé. On s’y refuse encore le discours éthique et le courage d’une parole de justesse, à défaut d’être de vérité, impératifs plus que jamais.
Par Farhat Othman *
La diplomatie de convenance n’est certes pas l’apanage de la Tunisie, encore moins des pays arabes; elle n’y est pas moins portée au pinacle du fait de la négation du droit au chapitre de leurs peuples. Or, c’est à ce niveau que la donne n’est plus la même en Tunisie ni alentour, touchant enfin une Algérie dont les événements sont gros de prometteuses espérances pour des peuples sevrés de droits, n’acceptant plus leur asservissement, et par-dessus tout la sempiternelle langue de bois d’une antique pratique politique obsolète.
Pratique politique à l’antique
Le constat est affligeant huit ans après ce qui a été voulu une révolution; les dirigeants tunisiens ne réalisent toujours pas l’importance de la bascule qui s’est faite chez eux et dans le monde, imposant la répudiation d’une telle langue de bois et la nécessité d’une libre parole sincère et du courage de la vérité nue, quitte à veiller à ne pas la débiter sans ménagements pour ne pas choquer, mais sans point tromper.
C’est ce qu’aurait pu faire la Tunisie, hôte de ce 30e sommet d’une Ligue des États arabes qui, bien que se tenant dans un pays supposé libéré de la dictature, ne se réunit pas moins pour une habituelle parlerie stérile quand elle n’est pas de pure incantation, dénonçant les effets des malheurs arabes tout en taisant leur complicité à leur advenue du fait de leur refus entêté de traiter enfin de leurs causes réelles.
Certes, cette triste réalité n’est pas nouvelle ni l’abstention, coupable et même tragique, d’agir à bon escient des chefs de file des pays arabes; et la Tunisie n’y peut rien. Toutefois, son devoir moral n’est-il pas de ne pas se limiter à engranger les retombées bénéfiques de ce sommet pour oser traduire, ne serait-ce que par respect de son opinion publique, les réticences éthiques et les états d’âme des masses arabes qui ne se reconnaissent plus dans leurs dirigeants supposés parler en leur nom ? Jusqu’à quand donc continuer à pratiquer la politique à l’antique sans nul égard à la moindre éthique de ce qui est de nature à ne pas empêcher, sinon de vendre son âme aux bassesses de ce monde matérialiste à l’excès, du moins de se compromettre gravement, la violentant en ce qu’elle a de plus fondamental : la sincérité ou le refus du mensonge.
Normopathie, scénopathie et zéroïsme de sens
Au vrai, ce qui a cours en Tunisie et dans le monde arabe, relève de la tragicomédie. Cela vient d’un trait culturel qui n’est certes pas spécifique à la Tunisie ni au monde arabe, mais qui y est exacerbé, chez nous particulièrement, par la tradition d’un État administrativement très structuré au point d’être tyrannique. C’est la pathologie de la norme, celle-ci devant tout primer, y compris au point de faire de l’État de droit une parodie, au mieux un État de similidroit comme on parle du similicuir. Un tel trait est encore plus accusé étant donné qu’il s’articule sur une idiosyncrasie psychologique tenant par trop à l’image, surtout celle qu’on donne de soi, au point d’adorer se mettre scène. Et peu importe la scène, celle de l’opéra bouffe étant même prisée pour la fantaisie et les abus qu’elle permet par rapport aux règles du noble art. C’est la scénopathie, pathologie de la scène dont relève les manifestations évoquées dans notre tribune dominicale précédente : la parabole du moucharabieh et le jeu du je.
Tout cela concourt à ce que le sens ne fasse plus sens; on quête même le degré zéro du sens, consciemment ou inconsciemment, pour être à la page comme on dit, up to date, en harmonie avec l’esprit du temps. En effet, que le zéroïsme de sens est une caractéristique majeure de notre époque. De cela, la plus belle illustration est cette hantise de coller à la lettre des Écritures sacrées sans oser les interpréter, malgré leurs exhortations en la matière et la théorie des Visées, incontournable aujourd’hui pour l’exégèse coranique. Aussi, travestit-on le message coranique au nom même d’une prétention d’en respecter les commandements; ce qui serait rocambolesque s’il n’était gravissime, pouvant être même criminel chez les plus zélotes. C’est ainsi, pour prendre un exemple de l’actualité, qu’on se gausse de l’essence juste et équitable de l’islam tout en la niant en s’opposant à la parfaite égalité des sexes dans l’héritage.
Négligence des causes des drames arabes
Pour le sommet de Tunis, encore une fois se pose la question de l’intérêt de tels rituels se limitant à ignorer les causes des problèmes arabes, regretter au mieux ses drames pour ne rien décider qui soit de nature à y apporter solution. Et, s’agissant du pays hôte qu’est la Tunisie, cela impose de s’interroger si le supposé mais fallacieux réalisme et la mythique volonté du consensus suffisent comme raisons pour se complaire dans la complicité d’une telle démission. Car il n’y a plus lieu de consensus, mais compromission quand il s’agit de graves circonstances imposant la parole de vérité et le comportement éthique, ne serait-ce qu’en affichage.
N’est-il pas possible, avec un minimum de tact et de talent, de dire les choses sans froisser personne, au nom du devoir que l’on a envers son peuple, les valeurs de sa révolution ? Ainsi, on peut bien dire, non pas leurs vérités aux dirigeants arabes, plutôt la conception de la vérité selon la vision des Tunisiens, osant donc être en divergent accord. N’est-ce pas bien plus digne qu’un silence honteux ? Certes, Bourguiba qui l’a fait, il y a longtemps, a encouru les foudres de la colère de ses pairs; mais les temps ont changé et rappeler que ce qu’il préconisait est resté d’actualité et impose d’être enfin concrétisé ne suscitera au mieux que la réprobation de quelques-uns, mais aussi l’approbation — sinon l’adhésion — de bien d’autres manquant encore du courage de se retrouver confrontés au mécontentement de leur opinion publique travaillée par les extrémismes.
Une telle peur, même si certains jouant double jeu l’agitent, n’existe pas en Tunisie, car le parti susceptible de susciter un tel mécontentement ne saurait continuer, à la fois, de plaider auprès de ses soutiens occidentaux, en catimini bien évidemment, la nécessité de reconnaître Israël et dans le même temps de dénoncer, sur le plan national, la moindre initiative en vue de la normalisation avec ce pays. Par conséquent, il est bien temps que des politiciens courageux et honnêtes fassent éclater enfin la vérité sur ce chapitre, osant mettre à nu la stratégie vicieuse d’Ennahdha, l’acculer à jouer franc-jeu. Ce qui ne pourrait qu’être dans le sens de ses intérêts auprès de ses soutiens irremplaçables, et donc pour l’établissement de relations diplomatiques avec Israël en application de la légalité internationale.
Et que dire du dossier syrien où la confusion des valeurs est à son extrême, les islamistes jouant dans le même temps la partition de la dénonciation de l’impérialisme américain dans la région et le total alignement sur les positions occidentales anti-syriennes ? Ce qui donne cette cacophonie du retour différé de la Syrie, pourtant membre fondateur de la Ligue, siégeant à l’Onu, et chef de file d’une certaine fierté arabe refusant le service honteux des seuls intérêts impérialistes sans contreparties pour les peuples et non seulement pour leurs dirigeants, et ce surtout après la dernière provocation américaine sur le Golan.
Le discours diplomatique qui choque n’est-il pas seul utile en la matière, étant comme un électrochoc en mesure d’aider à sortir la Ligue de ses errements, faire oublier ses déboires et la réconcilier quelque peu avec l’opinion publique arabe, mettre fin à son actuel divorce avec les masses ? Cela aurait été de nature à initier une dynamique salutaire, d’autant plus acceptable pour les hôtes ombrageux de la Tunisie qu’elle viendrait des responsables d’un pays dont l’opinion publique est considérée être la plus libre dans le monde arabe et de moins en moins susceptible de complaisance.
Retombées pour la Tunisie
Hélas, les dirigeants tunisiens semblent se suffire des retombées positives sur le plan des affaires de cette échéance politique multilatérale. Ils se contentent de l’honneur de son organisation manifesté par une aide substantielle; ce qui a déjà permis à Tunis de se refaire une beauté à peu de frais, même si elle s’est limitée au parcours des invités de marque. Le soutien financier et logistique a été important, effectivement; d’importants fonds ont été virés pour, entre autres, la rénovation du palais des Congrès et l’amélioration des infrastructures de la capitale, outre nombre de véhicules livrés.
Le sommet constitue aussi une manne pour un pays dont l’économie est sinistrée, y boostant l’emploi et le tourisme, augurant de nouveaux projets d’investissements puisqu’il renforce les efforts tunisiens pour plus d’investissements de la part des pays arabes riches. Est-ce suffisant ? Surtout qu’on sait ce que recouvrent en termes de démission, quant aux spécificités du pays, les aides et dons empressés venant des riches pays du Golfe, présents en nombre au sommet. La Tunisie en a déjà fait l’expérience lors des privatisations ayant déjà profité à certains de ces pays. Et on sait ce qu’il en a été, par exemple, des quartiers d’Ennasr ou du Lac où ces investisseurs arabes imposent leurs lois puritaines sur une société dont on refuse les mœurs libertaires; ainsi, dans ces quartiers chics, le commerce de spiritueux est interdit au public, mais les affaires ne s’y arrêtent pas, les commerces ouvrant tous les jours quasiment toute la journée.
Le sûr est qu’à l’occasion de ce sommet, de tels opérateurs financiers seront nombreux à proposer leurs services à la Tunisie et même leurs dons, mais à leurs conditions pudibondes, immorales mêmes dans leurs prétentions morales; car s’ils communient en un capitalisme ultralibéral et décomplexé, il ne l’est que pour le gain, pas pour le reste, les libertés individuelles notamment, pour lesquelles ils gardent les seuls états d’âme qu’ils peuvent avoir. Saura-t-on donc défendre les vrais intérêts du pays si l’on ne sait exprimer avec courage et liberté, franchise et fermeté, quoique beaucoup de courtoisie et de tact, l’attachement des Tunisiens à ce qu’est essentiel désormais à leurs yeux : leur dignité qui est consubstantielle à leurs libres mœurs ?
* Ancien diplomate et écrivain.
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