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Youssef Chahed : Encore six mois ou cinq ans ?

Pour sortir de la crise, il faut d’abord remettre le peuple au travail et commencer par mettre fin au chaos, en réduisant le nombre des grèves, des mouvements de protestations et des conflits de travail par une tolérance zéro.

Par Yassine Essid

Apparemment Youssef Chahed s’était fait à l’idée qu’intervenir à la télévision, comme il l’a fait mercredi dernier, 17 avril 2019, serait bien plus reposant. Cela lui éviterait le triste spectacle offert et le traitement injurieux subi de la part d’une Assemblée des représentants du peuple (ARP) à l’évidence parfaitement indigne, qui ne s’est jamais hissée au niveau privilégié d’un lieu de débat démocratique et n’a été qu’un espace où l’on se chamaille pour des futilités et où l’on s’invective furieusement par un flot d’insultes. De là vient l’absence de toute solidarité rituelle entre parlement et gouvernement inhérente à toute démocratie.

Une sage décision donc, de la part du Premier ministre, à laquelle nous souscrivons pleinement. Par ailleurs, le plus rassurant dans le recours au petit écran est qu’il ne suscite aucun débat et se soustrait au jugement des faits. Il permet en plus d’installer une distance entre l’orateur, débarrassé de tout devoir de démonstration et de discussion, et le récepteur du message, passif ou solitaire, simple citoyen ou militant engagé, leader politique, décideur ou expert. Chacun d’eux, installé devant son poste, est libre de se faire une opinion, d’émettre un commentaire ou un jugement, mais toujours ailleurs et plus tard.

S’adresser directement à l’opinion publique

Ainsi, exaspéré par les interminables errances d’élus de la nation et du peuple, qui témoigne d’une pathologie devenue inséparable du type de démocratie représentative vécue et pratiquée aujourd’hui en Tunisie, le Premier ministre a préféré délaisser les relais légitimes, déniant tout pouvoir au parlement, et s’est accordé le droit de passer par le canal de l’information gouvernementale institutionnelle mise en œuvre par les médias, en s’adressant directement à l’opinion publique pour la prendre à témoin, l’informer, lui expliquer et justifier sa politique afin qu’elle lui serve de porte-parole.

Face à la latence ouverte d’une crise chronique, dont on en attend encore le dénouement, Youssef Chahed ne pouvait plus rester indifférent. Cependant, considérés de près, ses propos traduisent deux moments distincts. Le premier moment porte sur les faits relatifs à l’exercice d’un pouvoir appelé à durer encore six mois. Quant au second moment, il révèle un candidat en situation de conquête du pouvoir pour tout un quinquennat.

Il y aurait donc, d’un côté, l’amer constat d’une crise conjoncturelle qui exige à brève échéance une intervention rapide par des mesures concrètes en attendant que tout rentre dans l’ordre et, de l’autre, des promesses verbales et des engagements qui nous paraîtraient bien tardifs s’ils ne constituaient l’esquisse du programme d’un candidat à la présidentielle.

Petites mesures et grandes promesses

Cela étant, l’intervention imprévue du Premier ministre n’était en réalité qu’un hâtif patchwork de petites mesures, de timides mises en garde, de modestes annonces, mais de grandes promesses pour l’avenir qu’il s’agit de mettre en œuvre pendant les six prochains mois qui lui restent à la tête de l’exécutif. C’est là la toile de fond qui définit l’ensemble des choix présentés comme une émanation de la demande sociale et une réponse aux attentes populaires.

N’ayant pas pour le moment d’identité partisane, M. Chahed peut se présenter comme le défenseur de la volonté populaire, le protecteur des intérêts des plus démunis, le bâtisseur de l’avenir. Cependant, sa rhétorique n’était pas destinée à ouvrir des voies nouvelles, ni à ranimer l’espoir de toute une population. Loin s’en faut.

Le chef de gouvernement ne cherchait pas non plus, comme cela se fait en démocratie, à rendre un projet de société acceptable en informant et en l’explicitant. Il n’était là que pour justifier, dans une conjoncture économique devenue insupportable et une politique pareillement impuissante à y porter remède, et les indispensables réformes de structures à entreprendre in extremis après deux années en fonction!

Faute de tenir un langage de vérité et de rigueur, manquant cruellement de pédagogie pour définir les mécanismes économiques et sociaux, Youssef Chahed s’est montré incapable d’expliquer les tenants et les aboutissants d’une régression sociale qui a vocation à s’aggraver. Il aurait fallu commencer par préparer ses compatriotes aux politiques d’austérité et les nécessaires adaptations qu’elles induisent et qui ne laissent pas beaucoup de marges de manœuvre au gouvernement en faveur d’une population qui, en revanche, attend tout de l’Etat mais refuse que l’Etat se mêle de ses affaires, notamment du montant et des sources de ses revenus ainsi que de sa situation fiscale.

Les politiciens, qui rechignent à faire volontiers le choix de l’impopularité, en raison des répercussions possibles sur leur légitimité en tant qu’autorité politique, vont plutôt dans le sens des attentes populaires au moyen d’une rhétorique susceptible de rendre leurs discours acceptable; aujourd’hui auprès du public en général, demain auprès du corps électoral. Sauf que, contrairement aux régimes autoritaires, ils n’ont plus le monopole de la communication politique. Leur argumentation se doit alors d’être pédagogique et ne ils peuvent se contenter de dénoncer d’une façon virulente et peu nuancée leurs adversaires politiques.

La demande sociale reflète une évaluation à court terme des coûts et des bénéfices, à laquelle ne répondait pas l’action entreprise par l’autorité politique qui va à l’encontre des attentes du moment.

On constate en effet qu’on réduit drastiquement les dépenses publiques, qu’on cède à l’inflation qui ruine toutes les tentatives de progrès social et frustre tout désir de prospérité, qu’on suspend les recrutements dans la fonction publique, qu’on mobilise insuffisamment de moyens pour lutter contre la corruption, l’évasion et la fraude fiscales, et qu’on n’arrive toujours pas à relever une institution aussi vitale (c’est le cas de le dire) que la santé publique qui a simplement perdu le souci de la vie. L’hôpital et son personnel, qui ont pourtant pour finalité la promotion de la santé et la prévention de la maladie, ne se préoccupent plus de prolonger la vie. On peut même y mourir à la naissance.

Or, en dépit de la dégradation des services publics et l’incompétence de l’élite gouvernementale, Youssef Chahed croit pouvoir encore gagner l’assentiment populaire le plus large possible. Il adhère à l’illusion tenace qu’une fois les grands équilibres macroéconomiques restaurés, les problèmes vont rapidement cesser, le pays ira mieux, et le public retrouvera le sourire. Qu’il suffit de visiter un marché aux fruits et légumes pour que les prix baissent comme par enchantement. Or il y a des choses à faire et à ne pas faire. Entre l’adhésion à l’économie de marché et la régulation des prix par l’Etat, il faut choisir. Car le problème est du côté de ceux qui stockent pour créer la pénurie et font de la spéculation un métier qu’ils exercent en toute impunité.

Dans ce pays, affamer les gens est toléré et les auteurs ne sont jamais tenus pour responsables. En revanche, quelqu’un qui afficherait, par exemple, son homosexualité, qui se déclarerait agnostique ou athée, s’expose à être harcelé, menacé, agressé et condamné par la justice.

Une politique économique saucissonnée en tranches de prêts

Si l’Etat n’a pas été capable depuis cinq ans d’être à l’écoute de la société, c’est parce ceux qui sont appelés à gouverner ne gouvernent plus rien, qu’ils ont du mal à s’adapter au nouveau paradigme de la mondialisation posthistoire et post-identitaire, qu’ils sont toujours réfractaires à toute entrée dans la post modernité et les stratégies de développement économique globalisant. Parce que leur politique économique ne se résume plus en court et long terme du moment qu’elle est saucissonnée en tranches de prêts qu’ils contractent copieusement ailleurs sans trop se soucier des conséquences.

Compte tenu du médiocre rating de la Tunisie, le service annuel de la dette, qu’on est tenu de respecter en recourant à d’autres emprunts extérieurs et à des découpes radicales dans les dépenses publiques, absorberait aujourd’hui près des trois quarts du total des entrées annuelles de capitaux dans le pays. Bref, on ne maîtrise plus notre destin étant réduits à appliquer les politiques d’ajustement qui, dans un pays surendetté comme la Tunisie, compromettent toute possibilité d’intégration réelle de notre économie et par là même notre capacité à connaître tôt ou tard la solvabilité en tant que nation souveraine.

À l’issue de leur dernière visite, les experts du FMI, jugeant nos performances très moyennes, avaient hésité entre le blâme et l’avertissement pour enfin daigner nous gratifier de l’appréciation «peut mieux faire» qui, traduite en mode scolaire, signifie «objectifs non atteints».

Or paradoxalement, les pays qui ont le plus bénéficié de la globalisation sont ceux qui, comme la Chine, l’Inde ou le Vietnam, ont le moins respecté les principes de l’orthodoxie économique. Ce n’est donc pas la libéralisation en soi qui permet le succès économique, mais les stratégies pragmatiques adoptées par les gouvernements, tenant compte des mutations indispensables mais aussi des valeurs nationales: le respect du travail bien fait, le dévouement pour la collectivité, le culte de l’effort qui permet de s’accomplir, de construire, de se projeter dans l’avenir et nécessite arrachements, sacrifices et souffrances.

Remettre le pays au travail par des mesures forcément impopulaires

Pour agir, afin que chacun puisse un jour prétendre à un niveau de vie plus élevé, il faut dans l’immédiat remettre le pays au travail, non par de vaines incantations, mais par une série de mesures forcément impopulaires qui ne manqueront pas de susciter l’ire des contestataires, à leur tête les syndicats qui dénonceront un recul des droits des salariés, une atteinte à la liberté et une décision qui fragilisera le dialogue social qu’on ne constate pourtant nulle part.

Pour ce faire, tout gouvernement doit commencer par mettre fin au chaos en réduisant le nombre des grèves, des mouvements de protestations et des conflits de travail par une tolérance zéro. Il faut surtout réprimer durement les vols et les déprédations des biens publics ainsi que les actes de sabotage. Bien plus facile à dire qu’à faire, il faudra bien réduire un jour le train de vie d’une tranche de la population qui, par mimétisme, était devenue adepte de la société de loisirs et vit à crédit. Revoir certains droits acquis, supprimer quelques jours fériés (il y en a 11 actuellement), réduire les congés annuels de 30 à 20 jours, rétablir de toute urgence la demi-journée du vendredi et du samedi, abandonner la séance unique pour l’été et le mois de ramadan et allonger la journée de travail contribueraient à atténuer les effets d’une faillite annoncée. Pour aboutir, toutes ces mesures doivent être évidemment compensées par une plus grande justice sociale.

À la fois autoritaire et conciliante, le drame des personnalités narcissiques c’est qu’elles sont convaincues d’avoir raison. Au départ, Youssef Chahed n’avait pas conscience d’avoir une épaisseur quelconque, mais uniquement un bourdonnement de gens qui lui disaient combien il était parfait. À l’approche des échéances, il se retrouve à prendre des décisions, à se confronter à la réalité. Or son problème est qu’il se considère infaillible, n’arrive pas à accepter que les défauts puissent venir de lui. Personnalité toxique, il a donc besoin d’un déversoir émotionnel, un partenaire de plus : la télévision, promue au rang de facteur de décision politique fondé sur le contact direct et l’élimination des intermédiaires institutionnels. Mais, profitant seul et solennellement des facilités que lui ménage le contrôle gouvernemental sur les médias, tout ce qu’il a dit n’était en fait qu’une projection de ses propres carences et de la réalité qui, chez lui, est constamment contrariée. C’est ce qu’il y a de plus normal du moment qu’il se cramponne à de vieilles méthodes en pensant que c’est l’avenir.

Certes, son allocution était dictée par des événements de toutes sortes excédant toute prévoyance, débordant la parole politique. Face à la vague d’une contestation sociale appelée à s’amplifier, ses propos procédaient d’une rhétorique censée éclaircir l’horizon d’attente d’une population excédée par l’insatisfaction des ses besoins les plus essentiels. Mais, comme d’habitude son discours ne pouvait guère persuader que ceux qui, avant de l’entendre, étaient déjà de son avis.

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