La révolution a tout changé en Tunisie. En plus mauvais, s’entend. Elle a légitimé la médiocrité, l’égoïsme, le laisser-aller. Pis, elle a transformé les Tunisiens en un peuple d’assistés. Il y a péril en la demeure. Il faut réagir et l’Aleca n’est pas le remède approprié.
Par Mohamed Rebai *
Je ne sais pas par quel vent contraire on peut naviguer avec une barque fissurée, sous la pluie et sans gilet de sauvetage dans l’océan d’une économie chancelante. On a toujours la manie de regarder plus haut que nos moyens ne le permettent pour devenir insignifiants et prétentieux.
En 1996, on a ouvert le marché tunisien aux produits industriels européens sans que l’accord définitif ne soit ratifié par toutes les parties et sans anticiper les effets pervers sur notre économie nationale. Le résultat a été, comme on le sait, plus que décevant.
À cause de la concurrence déloyale (dumping), près de 10.000 entreprises tunisiennes, la moitié du tissu industriel national qui emploie 400.000 personnes, ont mis la clef sous le paillasson. Le budget de l’État a perdu en taxes douanières entre 1996 et 2008 près de 24 milliards de dinars tunisiens (DT).
Désindustrialisation, laisser-aller et surendettement
Je me souviens avoir moi-même organisé, en 1980, dans le cadre des activités «Jeune chambre économique», un séminaire national sur la promotion des exportations qui a réuni plus que 300 exportateurs, sans compter les nombreux opérateurs économiques et financiers qui étaient présents.
Le premier ministre de l’époque, feu Mohamed Mzali, a clôturé les travaux du séminaire. Les médias en ont parlé longuement. Parmi les recommandations, il y avait une, ayant recueilli un consensus général, qui consiste à diversifier et orienter notre économie horizontalement vers les pays d’Afrique du nord et subsaharienne et non verticalement vers l’Europe.
Quarante ans après ce séminaire, qui m’a pris un an de préparation, on n’a pas beaucoup avancé en ce sens. On a préféré nous jeter dans les bras d’un mastodonte, l’Union européenne (UE), qui allait nous bouffer crus, et c’est ce qui est arrivé. Les entreprises tunisiennes familiales de type «atelier» n’ont pas tenu le coup face aux multinationales européennes. Le résultat est une désindustrialisation galopante et la transformation de notre pays en un simple marché de produits fabriqués à l’étranger.
Il est clair qu’une dé-protection précipitée et non progressive et «sans heurts» n’a guère de chance de réussite. Votre enfant, si vous le jetez à la nature dès le premier jour, il attrapera froid et mourra. De même, si vous le protégez jalousement, il ne pourra pas plus tard s’adapter aux vicissitudes de la vie moderne. Il fallait trouver un juste milieu.
Même, le Fonds monétaire international (FMI), l’apôtre de la libération à outrance du commerce extérieur, se rétracte face à l’échec de cette stratégie de développement : «Les pays qui dévaluent et ouvrent leur frontière ne réussissent pas à équilibrer leurs commerce extérieur. Seuls y parviennent les pays qui, tout en dévaluant, continuent à se protéger peu ou prou de la concurrence étrangère», lit-on dans l’un de ses rapports.
Après 63 ans d’indépendance nous ne pouvons pas prétendre à une tradition industrielle et lutter à armes égales avec les concurrents étrangers qui produisent à grande échelle. Nous ne pouvons pas non plus nous transformer du jour au lendemain en véritable pays industriel dans un marché extrêmement exigu, à moins de mettre sur pieds de grandes entreprises capables de produire pour l’exportation.
L’Aleca n’est pas le remède approprié
L’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) avec l’UE, qui est en cours de négociation et est arrivé à son 5e round, et qui concerne l’agriculture et les services, va engager davantage le pays dans la protestation et l’instabilité. Nous allons bientôt devoir consommer des céréales, des huiles végétales, des viandes rouges et du lait européen. D’ici quelque temps, il y aura au moins 250.000 agriculteurs qui vont disparaître. Donc, l’Aleca, non merci, pas question !
Il n’y a pas de solution miracle. La seule solution à la crise sévissant actuellement dans notre pays c’est de reprendre le travail au plus vite. Aux autorités de lutter contre le laisser-aller, la nonchalance, la corruption et la contrebande. On en parle souvent sans prendre des mesures coercitives urgentes en vue de mettre fin à ces fléaux. La solution est donc en nous-mêmes.
On est à la fin d’un cycle. Le rêve tunisien est à reconstruire de nouveau. Tout ce qu’on a entrepris jusqu’à présent va dans l’intérêt de nos principaux partenaires, la France en particulier et les autres pays de l’Europe en général, qui continuent à siphonner leurs anciennes colonies. On tue les créateurs de richesse pour tendre la main au FMI et autres bailleurs de fonds pour nous endetter. Aujourd’hui, on tend les deux mains. Demain, il n’y aura plus d’argent pour nous.
La révolution a tout changé en Tunisie. En plus mauvais, s’entend. Elle a légitimé la médiocrité, l’égoïsme, le laisser-aller. Pis, elle a transformé les Tunisiens en un peuple d’assistés. Il y a péril en la demeure. Il faut réagir et l’Aleca n’est pas le remède approprié.
* Economiste, universitaire retraité.
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