Le Conseil national de l’ordre des médecins en Tunisie n’a pas été de main morte en décidant une hausse des honoraires des médecins libéraux. Il ne s’agit pas d’un simple réajustement mais d’une majoration de près de 40%.
Par Dr Mondher Azzouzi *
Une telle mesure paraît incongrue et totalement disproportionnée au vu du niveau de vie des populations dans le pays, surtout qu’il n’y a aucune garantie que les hausses décidées soient supportée par les caisses d’assurance maladie ni profiter équitablement et de manière homogène à tous les médecins ou à leur grande majorité.
La concurrence déloyale de l’activité privée complémentaire
Ce «cadeau» que se sont octroyé les médecins va rendre la santé encore moins accessible à une grande partie de la population. Surtout que des mesures auraient pu et du être prises depuis bien longtemps pour réformer la santé publique et la rendre à la hauteur des attentes des patients. Parmi les aspects déconcertants qui, de l’aveu même des professionnels du secteur, devraient être revus, il y a la fameuse APC ou activité privée complémentaire réservée aux médecins ayant obtenu un titre d’agrégation universitaire depuis quatre ans.
Cette PAC, qui n’a jamais fait l’objet jusqu’ici de la moindre mesure de révision, donne le droit aux praticiens hospitaliers d’exercer hors de l’hôpital d’attache, dans une clinique de leur choix et pour deux demi-journées par semaine pour y pratiquer une activité libérale. En théorie seulement car aucun ne peut nier l’aspect aberrant des dépassements du temps imparti à cette pratique. Ni l’exercice par nom d’emprunt en dehors des plages d’activité dédiées et encore moins le dépassement de «la technique» d’exercice autorisé. La logique aurait voulu que le praticien universitaire en fasse au moins autant en nombre d’actes consignés au sein de son propre hôpital.
Pourquoi ne pas abolir carrément ce privilège abusif, afin d’éviter ce qu’il convient d’appeler une «concurrence déloyale» à ceux qui ont fait clairement le choix d’exercer à plein temps dans le secteur libéral ? Pour en atténuer l’impact de ce conflit larvé mais éternel entre public et privé, son maintien pouvant être perçu comme nécessaire, il aurait mieux valu encadrer cette APC au sein même de l’hôpital d’attache du praticien et non en dehors. Le tremplin que constitue l’hôpital public pour les cliniques privées n’échappe à personne.
De plus, et ceci est reconnu de tous que l’APC est de nature à constituer un conflit d’intérêt toujours au profit des structures privées d’une voracité sur laquelle il serait inutile de s’étaler.
À quoi devrait-on nous attendre pour l’instant avec l’explosion des montants des consultations concomitante au maintien du dispositif actuel gardé en l’état et comme figé ?
Par ailleurs, pourquoi la réciproque ne pourrait-elle pas s’appliquer ? De permettre aux médecins libéraux d’accéder aux plateaux techniques des hôpitaux publics sous forme de vacations à nombre limité afin d’y pratiquer leur art surtout pour en faire bénéficier leurs patients indigents ne pouvant se permettre des soins onéreux en clinique.
Pourquoi ne peut-on franchir un cap de plus, pour aller plus loin encore et pour autoriser les jeunes médecins fraîchement installés notamment dans les grandes villes à pratiquer l’équivalent de cette APC. Cette activité peut se concevoir sous forme d’un exercice encadré deux demi-journées, ou de deux journées pleines d’activité secondaire, dans des villes de l’intérieur du pays quand celles-ci sont dépourvues de médecins de même spécialité pour éviter de faire de l’ombre à ceux qui y sont déjà installés.
Un accord cadre pourrait être trouvé avec la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam) sur la base d’un tarif de remboursement forfaitaire mais que la caisse est en mesure de régler au praticien et bien en-deçà des montants exorbitants décidés aujourd’hui. En contrepartie, le médecin qui vient de s’installer pourra trouver son compte au travers du nombre de consultations assurément conséquent et pourrait aisément servir de rampe pour faciliter la prise en charge de ces mêmes patients, souvent errants en ville comme des âmes en peine, pour leur permettre d’accéder à des milieux plus spécialisés en centres urbains.
Pour une politique de santé de rehaussement de la qualité de soins
Enfin et pour nous en tenir là, pourquoi on n’a jamais imaginé une politique de santé de rehaussement de la qualité de soins et de confort dans les hôpitaux publics ? Ces derniers sont bradés comme pour laisser volontairement le champ libre aux cliniques privées qui fixent la loi du marché en se servant paradoxalement du secteur public tant en main d’œuvre qualifiée qu’en recrutement des patients.
Peut-on continuer d’admettre qu’un patient admis en hôpital public pour des examens et des explorations qui amènent à un acte salvateur soit automatiquement dirigé, par la suite, vers la structure privée d’exercice libéral du médecin hospitalier pour la réalisation du même acte faisable à l’hôpital, et dont le montant des frais, qui de plus est, pris en charge par la Cnam est reversé au même médecin et à la clinique ? Cela sans compter avec le côté formateur duquel se trouvent ainsi amputés les internes en cours de formation.
Á titre d’exemple, je précise qu’une consultation chez un médecin spécialiste conventionné revient, en France, à 76 DT environ, alors que, dans les cliniques, qui se font payer à l’acte, celle-ci revient moins cher à l’Etat que si elle a été effectuée à l’hôpital public dont la tarification est basée sur un prix de journée forfaitaire. Il faut savoir que le Smic en France est d’environ 3.700 DT par mois pour faire une comparaison judicieuse.
Il est à noter surtout que l’Etat, en France, assez vigilant pour prendre sa part, fait payer à un spécialiste libéral près de 55% de ses revenus à titre de charges sociales, de cotisations de solidarité et d’imposition.
Où en sommes-nous en Tunisie de l’exigence de salarier par déclaration les «faisant-fonction des secrétaires» ainsi que de la réforme fiscale devant accompagner ces largesses accordées par l’Etat pour donner l’impression vraie au contribuable de veiller au droit du travail et surtout d’une justice vis-à-vis de l’impôt, véritable critère d’équité entre citoyens et de transparence de toute action financière.
On se pose sans cesse la question sur la fuite des médecins hors du territoire national sans savoir que ceci n’a toujours profité qu’à une caste limitée quasiment en milieu clos. Qu’a-t-on fait pour casser ce système parallèle qui gangrène le milieu médical? Si c’est de nature à promouvoir une campagne électorale en vue de l’échéance à venir, je me demande si le calcul ne serait pas mauvais pour en desservir les décideurs actuels en termes de voix.
* Cardiologue tunisien basé à Lyon.
Article du même auteur dans Kapitalis :
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