Les patients tunisiens se consolaient comme ils peuvent en pensant qu’entre les périls avérés des hôpitaux publics et les honoraires indécents pratiqués par la médecine libérale, ils n’ont pas d’autre choix que de se livrer pieds et poings liés à cet ignoble chantage à la santé.
Par Yassine Essid
C’était une salle d’attente comme on en trouve tant dans les cabinets de médecins, dits spécialistes, dont certains, par un phénomène de mode ou par le simple désespoir des malades désemparés, se sont transformés en gourous des temps modernes, donnant de leur art l’image d’une science pure à l’égal des mathématiques.
Dans la salle, une douzaine de personnes étaient assises en demi-cercle comme dans une session de thérapie pour alcooliques anonymes, chacun cherchant à meubler son attente du mieux qu’il peut. Certaines patientes, en arrivant dans la salle, s’étaient immédiatement emparées des magazines, tous féminins et pas très récents, déposés pêle-mêle sur la table; probablement le rebut des lectures de l’épouse du médecin.
L’impatience angoissée des patients
Une dame, attirée par d’alléchantes recettes qu’elle jugea parfaitement à sa portée, proposées dans le magazine ‘‘Femme actuelle’’, arracha carrément les pages de l’article, les plia soigneusement et les mit dans son sac.
Un patient, les bras chargés de résultats d’analyses et de radiographies de toutes sortes, semblait bien mal en point et scrutait inlassablement les allées et venues de l’assistante dans l’espoir qu’une défection le rapprocherait un peu plus de son rendez-vous.
Deux femmes, dans une accointance de circonstance qu’imposent la souffrance et l’anxiété, étaient embarquées dans une discussion animée à voix haute dans l’indifférence générale. L’une, qui n’était pas à sa première visite et avait même l’air de se complaire dans sa maladie, ne tarissait pas d’éloges envers ce docteur qui lui aurait, paraît-il, sauvé la vie. L’autre, à qui ce praticien a été chaudement recommandé, l’écoutait avec l’attention circonspecte de celle qui ne croit plus aux miracles mais qui a décidé, par cette ultime tentative, de mettre à l’épreuve la réputation et le prestige d’une énième compétence.
Un vieux couple, à l’accoutrement pauvre et ingrat, donnait l’air d’attendre leur tour un peu contre leur gré. Ils avaient l’air de souffrir doublement : parce qu’ils étaient malades, mais surtout inquiets à l’idée d’avoir à s’acquitter d’une somme qui engagera inévitablement d’insupportables privations, imposera de nécessaires renoncements. Ils se consolaient cependant en pensant qu’entre les périls avérés des hôpitaux publics (12 morts d’un coup, enterrés et déjà oubliés), et les honoraires indécents pratiqués par la médecine libérale, ils n’avaient pas d’autre choix que de se livrer pieds et poings liés à cet ignoble chantage à la santé.
Au fond de la salle, un peu à l’écart, un patient, la cinquantaine passée, élégamment vêtu mais renfrogné et hautain, préférait rester debout à regarder la rue par la fenêtre, évitant de la sorte toute velléité de sympathie qui pourrait émaner des autres patients. L’air excédé, il lâchait de temps à autre un soupir d’impatience, celui du cadre supérieur ou du dirigeant d’entreprise pour qui le temps c’est de l’argent, maudissant sûrement dans son for intérieur cette terrible égalité devant la maladie qui l’accule aujourd’hui à supporter une intolérable promiscuité. Il devait en outre penser que son niveau de vie, bien supérieur à la moyenne, aurait dû, en principe, lui conférer une résistance plus grande le rendant moins exposé aux affections.
Enfin, un jeune adulte, bien sapé, une valise-pilote entre les jambes, faisait preuve d’une patience sereine. Sûrement l’un des ces délégués médicaux qui se rendent chaque jour chez les médecins pour leur présenter les spécialités pharmaceutiques à promouvoir.
Certains médecins ont accumulé de bien grosses fortunes
Pour ma part, las d’attendre, j’ai dû obéir, malgré moi, à une sorte de curiosité peu convenable, je l’avoue, un dérivatif de pure arithmétique qui consistait à compter les malades présents dans la salle avec ce qui leur correspondait en termes d’honoraires acquittés au médecin, surtout après les dernière augmentations décidées par leurs pairs du Conseil de l’Ordre sans susciter pour autant la moindre réserve du gouvernement : 45 DT pour une visite chez un généraliste, 70 DT chez un spécialiste. Par ailleurs, si on veut se payer le luxe de faire venir le médecin à domicile, la nuit, aussi facilement qu’on se fait livrer une pizza, il nous en coûtera le double, à peu près l’équivalent de la moitié du salaire mensuel d’un smigard (403 DT).
Ainsi, en estimant la moyenne quotidienne des consultations, et en multipliant le total par le nombre de jours ouvrables, j’aboutissais à un revenu annuel qui défie l’entendement, démesuré voire indécent lorsqu’on pense à l’augmentation continue des dépenses de santé et la raréfaction parallèle des ressources financières capables d’y faire face. Je comprends mieux maintenant les grosses fortunes accumulées par certains médecins dont l’activité est devenue une véritable niche financière.
Ce haut standing de professionnels, qui ont pourtant pour vocation particulière et exclusive à porter aide et assistance aux gens qui souffrent, n’a pas manqué de me ramener à ma triste condition de fonctionnaire salarié, relégué à une vie de mensualités, sans surprises et sans espoir avec en plus des soins de santé faiblement remboursés.
Une médecine à deux vitesses : cliniques pour les nantis, hôpital pour le reste
J’ai alors pris conscience qu’aujourd’hui, le médicament le plus chèrement payé est le médecin lui-même, et je partis aussitôt dans une longue méditation sur la maladie et le statut du malade, sur les médecins et la vocation médicale dans un pays où la fracture sociale se double d’une médecine à deux vitesses : cliniques pour les nantis, l’hôpital pour le reste.
En dépit de sa banalité, l’idée de maladie n’est pas facile à définir et embarrasse toujours médecins et philosophes. On se rend de plus en plus compte qu’elle suscite un sentiment de faiblesse et d’impuissance en même temps qu’elle produit une gêne ou une souffrance, qu’elle est comprise parce que certaines personnes se disent malades et qu’elles y sont de plus en plus encouragées par leur entourage, par les médecins, par l’industrie pharmaceutique et les laboratoires d’analyses.
On oublie, toutefois, que la santé et la maladie sont définies socialement à l’intérieur d’une culture, et la catégorisation d’un état comme une maladie est controversée au sein d’une même société.
L’obésité, par exemple, est de plus en plus considérée comme une maladie, mais ne l’est toujours pas dans certains pays. Depuis le XIXe siècle, l’homosexualité a été traitée comme une maladie, bien qu’elle ne le soit plus en Occident. On rapporte que les habitants d’une île du Pacifique considèrent les vers intestinaux, que nous tenons pour une affliction insupportable, comme un élément indispensable du processus de digestion; et qu’une maladie appelée pinta, tréponématose bénigne, endémique dans certaines régions de l’Amérique tropicale, est considérée comme un état normal, tandis que ceux qui en sont dépourvus sont considérés comme malades.
Dans une société où il existe une médecine scientifique, on n’est pas malade en général : on a une maladie qui porte un nom qui fait que le diagnostic du médecin est si important. Il y a donc une institutionnalisation des maladies où une personne est désignée comme malade lorsqu’on considère que son état actuel nécessite un traitement.
Demain peut-être, l’imam guérisseur supplantera le médecin
Je me suis mis ensuite, par simple enchaînement d’idées, à penser au rôle du médecin, qui a la faculté de soigner et de guérir et auquel on associait des valeurs fondamentales : celle du bon docteur, du sauveur ou du bienfaiteur qui atténue nos douleurs et réduit nos souffrances; qui réunit la compétence technique, la spécificité professionnelle, le désintéressement en même temps que l’altruisme; autant de vertus qui devraient normalement garantir au malade qu’il ne profitera pas de sa faiblesse et de son impuissance. Tout le contraire de cette autre médecine qui souvent ne fait qu’entretenir la maladie au lieu de la supprimer; celle des toubibs que ne motive que l’appât du gain, gavés de cadeaux par les labos et qui prescrivent à tout-va; médecine technicienne et dispendieuse qui n’évalue guère l’efficience de ses actes, qui ne cherche pas à avouer les limites des connaissances médicales disponibles et l’incertitude qui les accompagne nécessairement, mais qui trouve bien lucratif de continuer à entretenir inutilement mais opportunément l’espoir de malades.
À ce train-là une forte proportion de la population se mettra inévitablement à la pratique de l’automédication : on traitera alors le mal à l’aide de purifications et d’enchantements, on confiera ses afflictions aux rebouteux, on écoutera le charlatan de passage, et qui sait, demain peut-être, l’imam supplantera le médecin.
Enfin, beaucoup de patients «branchés» découvrent de plus en plus, grâce à Internet, un outil avantageux permettant sinon de les émanciper de la tutelle des médecins, du moins d’inciter à des relations plus égalitaires dans lesquelles les décisions sont partagées.
Adieu serment d’Hippocrate, bonjour serment de la cupidité
Comme au XVIIIe siècle, l’efficacité de la médecine constitue encore pour beaucoup un souhait malgré le recours aux médecins qui ont fini par oublier Hippocrate en optant pour le serment de la cupidité. Je me suis mis alors à réfléchir à un système alternatif qui cherchera à promouvoir un type de médecine en termes de santé, de société et d’éthique. Un système où le médecin a besoin d’avoir, outre son savoir technique, une représentation précise de la façon dont les gens vivent, subissent et se représentent la maladie. Une médecine qui soit enfin attentive à l’utilité de chaque acte médical, à la réalité du contexte matériel et social du malade qu’elle appellera à la raison et au discernement quant à la nécessité de telle intervention chirurgicale ou de telle prescription médicamenteuse.
Les images attachées aux professions de santé évoquaient naguère l’idée de dévouement, de compassion et d’altruisme. Depuis quelques décennies la réputation concrète du personnel de santé en Tunisie, en médecine libérale autant que publique, est devenue exécrable. Leur corruption et leur vénalité autant que leur mépris des usagers et la faible qualité de leurs prestations sont de plus en plus dénoncées par l’opinion. «Ils ne vous regardent pas, vous méprisent et ne pensent qu’à l’argent», sont les leitmotivs de leurs propos. Certains cabinets de groupes, très à la mode, sont devenus des usines à soins qui ne désemplissent pas et les médecins des stars adulées. Intéressés par les zones urbaines, de plus en plus saturées, les jeunes médecins boudent la campagne jugée peu rentable, considérée comme une sorte de «terre de mission évangélique» bonne pour les prêcheurs, participant ainsi à la désertification médicale de certaines régions du pays.
Après cette brève escapade intellectuelle, un signe de tête de l’assistante me fît comprendre que c’était mon tour. Je me suis alors hâté de trouver à mon médecin, que je m’apprêtais à honorer de 70 DT selon le nouveau barème en vigueur, un motif quelconque susceptible d’atténuer ma rancœur par l’effet de ces extorsions opérées avec toutes les apparences du droit. J’ai alors cherché à lui trouver quelques circonstances atténuantes. J’ai pensé à son indéniable compétence, ses longues et ses épuisantes années d’études, et l’ampleur des connaissances nécessaires pour poser un bon diagnostic. Faisant acte de bienveillance, j’ai alors supposé qu’une bonne tranche de ses revenus irait sûrement en prélèvements fiscaux lesquels profiteraient utilement à la collectivité nationale autrement, me dis-je, sa pratique serait ni plus ni moins qu’un sinistre racket.
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