Les attentats de Tunis du jeudi 27 juin 2019 ont été assez bruyants pour être entendus par le monde entier, mais pas suffisamment meurtriers pour affecter le processus démocratique en cours en Tunisie, même si la rumeur de la mort du président de la république, propagée le même jour, a inspiré certaines idées à des députés pressés.
Par Mounir Hanablia *
Les derniers événements qui se sont déroulés dans notre pays la semaine dernière, plus précisément le jeudi 27 juin 2019, évoquent une certaine époque qu’en Italie, on avait qualifiée d’«années de plomb», comprise entre la fin des années 1960 et le début des années 1980. Celles-ci constituent, en matière de terrorisme, une référence intéressante dont on peut se demander si l’invocation, appliquée à des situations différentes, ne permet pas néanmoins d’en saisir quelques clefs, rendant opportune la compréhension d’une partie des faits et fournissant quelques points de repères pour l’établissement raisonnable de certaines prévisions.
L’affaire Aldo Moro et le compromis historique
En Italie, époque d’ancrage définitif au marché de ce vieux pays catholique et paysan dont Mussolini avait initié l’industrialisation, les troubles sociaux avaient à cette époque-là été jugés suffisamment menaçants pour que l’Etat, membre de l’Otan, s’en émeuve. Une organisation paramilitaire secrète parrainée par l’Otan, le Gladio, avait, il faut dire, été fondée, dans le but de lutter contre l’invasion soviétique, considérée alors comme étant dans le domaine des possibilités, et de conduire la résistance à l’occupation.
Concomitamment était apparu un terrorisme dit «noir» auquel avaient été attribués des attentats particulièrement sanglants comme celui de Milan, ou celui de la Gare de Bologne, où les victimes s’étaient comptés par dizaines et qui avaient été mis sur le compte de groupuscules néo fascistes, que la vox populi avait liée, à juste titre, aux services secrets italiens, le SID. On avait appelé cela la stratégie de la tension. Et il y avait eu tout autant un terrorisme prolétarien des Brigades Rouges, parti des universités, qui lui s’attaquait aux symboles de l’Etat, en particulier les juges et les policiers, et qui avait fini par assassiner le ministre démocrate chrétien, Aldo Moro, principal architecte du compromis historique entre son propre parti, et le Parti communiste italien, aboutissant à l’entrée dans le gouvernement de ministres communistes, au grand dam de l’Otan et des Américains.
L’affaire Aldo Moro devait néanmoins révéler quelques années plus tard la participation du Gladio à l’enlèvement, ainsi que la complicité du gouvernement italien, rendant tout accord avec les ravisseurs impossible pour un échange minimal de prisonniers, et fournissant ainsi le contexte politique adéquat à l’assassinat.
Les violences dirigées contre l’Etat
L’autre exemple est celui du contre-terrorisme pratiqué dans les années 90 par les généraux éradicateurs algériens, et auquel avait été attribuée la responsabilité de quelques massacres, de civils, comme celui de Ben Talha, ou des moines de Tibhirine.
Evidemment s’il n’y a pas lieu de tirer de conclusions formelles de certaines comparaisons inadéquates entre des situations qui semblent à priori radicalement différentes, on ne peut néanmoins que s’efforcer de saisir et de remonter le fil qui rapprocherait de la vérité, ainsi qu’avait commencé à le faire sans doute inconsciemment René Trabelsi, le ministre du Tourisme, sur les ondes d’une radio privée. Interrogé sur les répercussions du double attentat suicide de Gorjani et de la rue Charles-de-Gaulle sur la saison touristique, ce dernier avait répondu depuis Paris, où il s’était rendu pour solliciter les tour-opérateurs français, que ces attentats n’avaient pas visé les touristes qui se trouvaient nombreux à ce moment là sur l’avenue Habib Bourguiba, et près des Souks, mais qu’il était dirigé avant tout contre l’Etat tunisien, et plus particulièrement contre l’un de ses symboles, la police.
Il ne faut pas l’oublier, il s’agit là du second attentat de ce type perpétré dans la même zone à moins d’une année d’intervalle, après celui de l’avenue Habib Bourguiba, contre la même cible, des policiers, le premier l’ayant été par la femme au slip rouge.
C’est donc la police qui a une nouvelle fois été visée, mais pas à la Cité Ettadhamen, ni à celle d’Ibn Khaldoun, où on peut imaginer que de simples postes seraient sans doute plus faciles à attaquer sans aucune perte pour les assaillants, sinon avec beaucoup plus de dégâts, mais bien toujours à l’avenue Habib Bourguiba, qui est le siège du ministère de l’Intérieur, avec une variante cette fois, celle de l’attaque associée de la caserne du Gorjani, le siège de la Brigade anti-terroriste, ainsi qu’on l’a souligné.
Les terroristes de l’avenue Habib Bourguiba voulaient tout compte fait aller au paradis, on veut bien l’admettre, mais pas en catimini, et c’est peut-être cela le début du fil directeur qui conduirait aux parties ayant la volonté d’en bénéficier. Et en effet les terroristes du Bardo, en mars 2018, avaient eu le choix entre le musée et l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), situés tous deux dans la même enceinte, et fait curieux, ils avaient choisi le musée, et ceux de Sousse, en juin de la même année, n’avaient pas tiré sur les policiers de faction sur les plages à l’entrée des hôtels.
Il faut donc se résoudre à admettre, que, concernant ce qu’on qualifie de terrorisme, il y en a bien eu un qui a visé les touristes, et un autre qui continue de cibler les policiers, d’une manière assez spécifique en milieu urbain, puisque, mis à part les soldats qui continuent de tomber dans le djebel de temps à autre, heureusement de moins en moins, il n’y a jusqu’à présent, et on ne peut que s’en féliciter, pas eu d’attaques contre les autres symboles de l’Etat, ainsi que l’on aurait été en droit de s’attendre en cas d’insurrection.
Il peut évidemment s’agir du même terrorisme, mais dont les stratégies varieraient au gré des circonstances, c’est-à-dire du contexte politique. Ainsi les attaques contre les touristes avaient eu lieu quelques mois après l’accession de Beji Caid Essebsi et de Nidaa Tounes au pouvoir, mais celle-ci avait été également ensanglantée par l’attaque contre le bus de la garde présidentielle, en novembre 2015. Celle contre les policiers de Ghardimaou, en juillet 2018, avait marqué l’époque intérimaire au cours de laquelle le ministère de l’Intérieur était demeuré sans titulaire, sous la responsabilité du ministre de la Justice, et avait annoncé l’arrivée du titulaire actuel du poste.
Attaques kamikazes et rumeurs sur la vacance du pouvoir
Les récentes attaques kamikazes au centre-ville de Tunis surviennent dans un contexte de crise institutionnelle, provoquée par la décision très contestée de l’ARP de modifier la loi électorale, l’Etat de santé plus que préoccupant du président de la république ne faisant que souligner encore plus le hiatus né de la décision concertée des partis politiques de la majorité de se passer de Cour constitutionnelle durant tout un mandat parlementaire. Il y a eu ainsi contre ce dernier un autre attentat terroriste, plus subtil, celui-là de nature purement médiatique, annonçant prématurément sa mort, d’abord par le biais de rumeurs insistantes, puis avec la complicité que l’on suppose involontaire d’organes d’information étrangers, se référant à certaines sources locales, dont on ignore l’identité.
Fait troublant, Intissar Khériji, l’une des filles de Rached Ghannouchi, président du parti islamiste Ennahdha, au pouvoir, s’était empressée de reprendre la nouvelle dans un tweet du 27 juin, conférant ainsi aux événements une dimension politique de lutte acharnée pour la succession présidentielle, qu’ils ne possédaient à priori pas.
C’est ainsi que le parti Ennahdha n’a pas perdu une nouvelle fois pas l’occasion de se désigner lui-même comme l’aboutissement de l’écheveau qui à un certain niveau unit le politique, le médiatique, et la terreur, particulièrement lors d’une réunion des plus controversées de l’ARP, le même jour, en tentant, selon plusieurs témoignages, de faire prononcer par les députés la vacance du pouvoir, le président de l’ARP ayant lui-même été «empêché», depuis une dizaine de jours, si l’on s’en réfère à l’un des députés; sans doute afin de parer à la perspective angoissante d’un vide du pouvoir, après l’annonce de la mort du président, y compris semble-t-il par des représentants du corps diplomatique étranger, habituellement tenus pour crédibles, mais qui, en l’occurrence, se sont révélés ne pas l’être.
Mais le message hautement publicitaire qu’on a voulu transmettre à travers ces bougres de terroristes qui se sont fait dynamiter en servant les ambitions très terrestres de leurs commanditaires en étant convaincus d’aller au paradis, et/ou en étant sous l’emprise de stupéfiants, est qu’il n’y a pas de sécurité dans le pays, si les gens qui sont censés le protéger n’arrivent pas à assurer la leur propre au sein même de l’endroit ou des endroits les plus sécurisés.
Mais comme Ennahdha a toujours fait partie en tant que constituant essentiel du gouvernement de Youssef Chahed, on a peine à penser que son intention soit réellement de démontrer la faiblesse de l’Etat dont il partage la direction, sauf bien entendu à endosser les théories de la stratégie de la tension, pratiquée en Italie dans les années 70, et faisant considérer qu’il eût été de l’intérêt du pouvoir en place, dans un cadre de nécessité absolue, de résoudre l’imbroglio constitutionnel né de la vacance, en l’absence de Cour constitutionnelle, de la présidence de la république, qui fournirait un prétexte crédible au report des élections, dont la véritable cause serait en réalité la détermination des partis de la majorité parlementaire, dans le cadre d’une sainte alliance, de barrer la route à des adversaires politiques inattendus menaçant de les remporter, ainsi qu’ils l’avaient déjà démontré à l’ARP.
Le fait est que la présidence pouvait être jugée déjà suffisamment empêchée, dans ses fonctions, et pour cause, pour approuver des lois liberticides, mais pas suffisamment au point de se le voir définitivement décréter par une Cour constitutionnelle… pour peu que celle-ci existât.
Naturellement, on arguerait toujours, dans un cadre semblable, de la présence de certains nostalgiques d’institutions révolues d’avant 2011, qu’ on aurait déjà pris soin d’exclure des élections par des lois déjà si controversées mais qu’on ne se ferait pas faute d’accuser de disposer des moyens et des complicités nécessaires pour profiter des circonstances politiques qui se présenteraient, pour mettre à mal l’unité nationale. Mais, outre que Abir Moussi – pas plus d’ailleurs que les Caudillo en herbe qui trouveraient leur vocation dans l’exemple du général Sissi ou les généraux éradicateurs algériens, et dont l’ambition se nourrirait de l’incompétence de l’ARP et du manque de scrupules de ses députés – n’aurait encore acquis la réputation de susciter des vocations pour le martyr, il faudrait sans aucun doute reconnaître que ceux qui auraient le plus besoin d’agiter l’épouvantail de l’unité nationale ne sauraient être que M. Chahed lui-même, ainsi que ses alliés pour le meilleur et le pire, d’Ennahdha, tenants du fameux compromis par le biais duquel ils s’étaient assurés une position confortable, celle de partenaires incontournables de toute majorité parlementaire viable, sans assumer la responsabilité du gouvernement.
Pour conclure, force est de constater qu’il soit rare que les candidats au paradis s’invitent d’une manière aussi tapageuse dans les joutes électorales ou les crises institutionnelles d’où ils n’auraient à priori rien à gagner. Ils avaient certes la volonté de tuer et de se faire tuer, mais le fait est que si leurs commanditaires l’avaient voulu, et il est impossible qu’il n’y en ait pas eu, les attentats auraient pu être autrement plus meurtriers qu’ils ne l’ont été.
On a ainsi cette pénible impression que les 2 derniers attentats de Tunis ont été assez bruyants pour être entendus par le monde entier, mais pas suffisamment pour tuer le processus démocratique, particulièrement les députés de l’ARP qui avaient «cru» à la mort du président.
En attendant, le président est vivant, et il a quitté l’hôpital en bonne santé. Vive le président !
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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