L’auteure, spécialiste américaine de la Tunisie auprès du Carnegie Endowment for International Peace, s’interroge sur les chances qu’ont les Etats-Unis à préserver leurs liens proches avec la Tunisie, dans un environnement où l’opinion publique tunisienne exprime de plus en plus son désaveu de l’administration américaine…
Par Sarah Yerkes *
[Aujourd’hui, mardi 16 juillet 2019, ndlr], les Etats-Unis et la Tunisie tiennent leur 3e Dialogue stratégique, un sommet co-présidée par le secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo et le ministre tunisien des Affaires étrangères Khemaies Jhinaoui et la dernière rencontre dans une série de tentatives diplomatiques de haut niveau visant à exprimer publiquement le soutien américain à la plus jeune démocratie du monde.
Le Dialogue stratégique fait suite à la réunion de la Commission mixte économique du 14 juin, où les responsables des deux pays ont notamment passé en revue les moyens d’accroître l’investissement privé américain en Tunisie. Et, en juin également, les commissions des Affaires étrangères de la Chambre des représentants et des Relations extérieures au Sénat des Etats-Unis ont présenté des résolutions réaffirmant le soutien de leur pays à la Tunisie.
S’il est vrai qu’il y a là un raffermissement des liens entre les deux pays et que cela constitue une évolution encourageante, surtout intervenant après environ deux années pendant lesquelles les Etats-Unis ont tourné le dos à la Tunisie, ces beaux discours ne veulent pas dire grand-chose compte tenu de la demande réitérée de l’administration Trump de réduire l’assistance américaine à la Tunisie. La demande de budget du président Donald Trump au titre de l’année fiscale 2020 est de 86,4 millions de dollars, soit une réduction d’environ les deux-tiers de ce que le Congrès des Etats-Unis avait alloué à ce pays pour l’année fiscale 2019, c’est-à-dire 241,4 millions de dollars.
Alors que le Congrès n’a jamais tenu compte des réductions présentées par l’administration Trump et qu’il a continué à octroyer, ces dernières années, approximativement les mêmes niveaux d’aide à la Tunisie, la volonté constante de l’administration républicaine de diminuer l’aide à un pays qui est en première ligne de la lutte contre l’Etat islamique, qui est confronté à de sérieux défis économiques et qui est à mi-parcours de sa transition politique, ne passe pas inaperçue.
L’anti-américanisme va croissant en Tunisie
Selon les résultats d’une récente enquête de l’Arab Barometer sur la Tunisie, seulement 45% des Tunisiens considèrent que les Américains sont de bonnes personnes, indépendamment de la politique étrangère de leur pays – soit une baisse de 11% par rapport au précédent sondage. Et trois Tunisiens sur dix estiment que l’usage de la violence contre les Etats-Unis peut être justifié. Cet état de fait est sérieusement inquiétant dans un pays qui a été le premier exportateur de combattants étrangers qui ont rejoint les rangs de l’Etat islamique en Irak et en Syrie.
De plus en plus les Tunisiens se tournent vers l’aide des rivaux des Etats-Unis, c’est-à-dire la Russie et la Chine. La même enquête, citée ci-dessus, montre que 45% des Tunisiens préfèrent que leur pays entretienne des liens forts avec les Etats-Unis – comparé à 63% avec la Chine, 57% avec la Turquie et 50% avec la Russie. En outre, un nombre plus important de Tunisiens souhaitent voir l’aide étrangère de la Chine et de la Russie croître (respectivement, 50% et 46%), contre 45% en provenance des Etats-Unis.
Une crise de leadership
Ce changement d’attitude de l’opinion publique tunisienne à l’égard des Etats-Unis intervient au même moment où une crise politique a éclaté à Tunis, fin juin, mettant en évidence la fragilité de la transition démocratique de ce pays. Le jour où le président Béji Caïd Essebsi, âgé de 92 ans, a été hospitalisé d’urgence, suite à «un sérieux malaise», subitement, il est devenu clair que le pays n’avait pas de plan de succession viable.
Alors que la Constitution de 2014 décrit en détails le processus par lequel le pouvoir devrait être transféré, en cas d’incapacité du Président de la République, au Premier ministre, l’instance qui doit déterminer si le président est incapable d’exercer ses fonctions – à savoir la Cour constitutionnelle – n’a toujours pas été créée. Et, même dans le cas où le président de la République aurait été jugé invalide de manière permanente, la fonction de chef de l’Etat serait échue au président du parlement, âgé de 85 ans, qui lui aussi a été hospitalisé, au même moment.
Cette manière de procéder que ce pays a adoptée et qui consiste à construire son embarcation démocratique à mesure qu’il opère sa traversée transitionnelle est une des raisons pour lesquelles un important écart de confiance existe aujourd’hui entre l’opinion publique et le gouvernement – ce qui constitue une situation dangereuse à un moment où le pays s’apprête à tenir ses deuxièmes élections démocratiques, législatives et présidentielle, en octobre et novembre de cette année.
Des défis économiques et sécuritaires
Economiquement, le tableau est également sombre, même s’il y a quelques signes positifs, tels que les chiffres encourageants du tourisme et l’attitude favorable du FMI et de la Banque mondiale, qui ont récemment débloqué des prêts promis au pays afin qu’il puisse faire face à certains de ses défis économiques.
Cependant, le chômage demeure plus élevé que ce qu’il n’était à la veille de la révolution et les Tunisiens sont de plus en plus tentés de quitter le pays, en direction de l’Europe et des Etats-Unis, à la recherche d’emplois et de meilleures conditions de vie.
Trois attentats terroristes récents (27 juin 2019, Ndlr) d’importance moindre, dans la capitale, sont une preuve que le processus démocratique en Tunisie reste la cible principale des extrémistes violents –de groupes terroristes comme l’Etat islamique, par exemple.
Les Tunisiens s’inquiètent également au sujet de la crise en Libye voisine et craignent que cette guerre civile – qui ne montre aucun signe que sa fin est proche – ne fasse tache d’huile et cela pourrait comporter le risque d’entrée d’armes et de terroristes dans la région sud de la Tunisie et avoir pour conséquence la déstabilisation du pays.
Une rencontre Etats-Unis-Tunis cruciale
L’intérêt dont bénéficie la Tunisie, cet été, de la part de l’Administration américaine est rare pour un petit pays qui, comparé à ses voisins, s’en sort relativement bien. Toutefois, le Dialogue stratégique devrait être bien plus qu’une occasion pour une séance de photos entre responsables tunisiens et américains.
Les Etats-Unis ont les moyens de mettre à la disposition de la Tunisie le genre d’appui consistant dont elle a besoin pour passer à l’étape suivante de sa transition démocratique. L’une des possibilités qui s’offrent aux Etats-Unis et la Tunisie est celle de la signature d’un protocole d’entente qui garantirait un certain niveau d’assistance externe (peut-être un volume approchant les 180 millions de dollars, ce qui représenterait une moyenne de l’assistance accordée à la Tunisie pour les années fiscales entre 2016 et 2019), de façon à calmer les craintes de la Tunisie au sujet des tentatives de l’administration Trump de réduire son aide et lui apporter le soutien nécessaire à la réalisation de ses projets sur le long terme en matière de planifications sécuritaire et économique.
Le Dialogue portera très probablement sur les prochaines élections générales en Tunisie et les défis sécuritaires auxquels le pays est confronté.
Cependant, étant donné l’attitude de l’opinion publique tunisienne qui se détourne de plus en plus de Washington, il serait raisonnable que les dirigeants des deux pays trouvent les moyens d’améliorer les relations entre les Etats-Unis et la Tunisie à la base [c’est-à-dire au niveau de l’opinion publique tunisienne, ndlr] et regarder au-delà de nos valeurs démocratiques partagées en tant que liens qui rapprochent nos deux pays.
Ainsi que le montrent les résultats de l’enquête de l’Arab Barometer, les Etats-Unis ne peuvent plus prendre pour argent comptant le soutien tunisien aux Etats-Unis.
Article traduit de l’anglais par Marwan Chahla
*Sarah Yerkes est chercheure auprès Carnegie Endowment for International Peace où elle dirige le projet Tunisia Monitor.
** Le titre est de la rédaction et les intertitres sont de l’auteure.
Source: Carnegie Endowment.
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