L’auteur déplore la détérioration de tous les aspects de la vie au village arabo-andalous de Sidi Bou Saïd, attraction de la banlieue nord de Tunis, ayant jadis inspiré poètes, écrivains, peintres et musiciens, devenu «la gloire d’un tourisme de pacotille, populiste et totalement dévoyé». Ce n’est pas encore Kandahar, mais ça ne saurait tarder…
Par Farouk Ben Miled *
«C’était à Mégara, faubourg de Carthage…»
Vous l’aurez deviné, c’est Sidi Bou Said.
On y débarque au pas de charge dès les premières heures, par des escouades successives accompagnées ou pas de moniteurs, «darbouka» et «bendir» (instruments de percussions) en bandoulière, guitare désaccordée et voix enrouée, tous bien décidés à faire le plus de bruit possible sous prétexte de «jaw» (pour l’ambiance).
Le «ftairi» (marchand de beignets), maintenant deux, démarrent illico leurs services de «bambalouni» (beignet sucré), avec vapeur nauséabonde de friture à l’huile frelatée.
Des boutiquiers polyglottes, avec leurs breloques fabriquées partout sauf au pays, gesticulent dans tous les sens pour convaincre des touristes hébétés par la canicule, et ça marche !
Les baraques foraines, autrefois saisonnières, ont remplacé définitivement l’ancienne fontaine du village après avoir poussé des racines en béton.
Un peu plus loin, les scènes affligeantes de salves d’incivilités des montreurs d’oiseaux de proie aux ailes coupées sont quotidiennes.
Le minaret, intelligemment restauré, s’est vu accrocher trois hauts parleurs sur chaque façade à titre de médailles de guerre.
Serait-ce alors la revanche de l’ignorance sur un travail de l’Institut national du patrimoine (INP) digne de tous les éloges ?
Depuis, l’appel à la prière nous est servi en plusieurs versions à rallonge, et ça c’est nouveau, dont certaines aux trémolos interminables et presque indécents, n’arrivent pas à me convaincre que l’esprit du dogme est respecté.
Bonjour Kandahar !
Les hirondelles chassées par les décibels ont déserté mes cyprès, elles qui savaient si bien se charger à leur façon de l’«adhen du moghreb» (appel à la prière du crépuscule) avant d’aller dormir.
La rue Taieb M’hiri, de son vrai nom la rue Lakhoua, avec ses pavés centenaires remplacés abusivement, ressemble de plus en plus à la «Passe de Khibar», lieu préféré des chauffards atrabilaires pour se venger d’eux-mêmes, et sourires pincés pour les autres dans les croisements; pour l’instant !
Pour autant j’applaudis aux séances photos au milieu de la chaussée de jeunes mariés jurant fidélité sur le Kamasoutra !!
Comme elle a été aussi dépouillée sans raison des bougainvilliers écarlates qui l’ornaient.
Le vieux figuier centenaire, qui ombrageait mon impasse en été, n’a pas lui non plus échappé à la loi de la tronçonneuse, un gène hilalien qui nous vient du lointain Saïd (sud de l’Egypte), don d’un Calife qui nous voulait du bien.
Le métèque 1 a cédé son parking «privé», tronçon de rue confisqué, avec cerbère de service, au métèque 2 qui lui, comme son numéro l’indique, a doublé la mise. Pourquoi se gêner !
Le métèque 3 a lui opté pour le trottoir. Ainsi tout le monde est satisfait.
C’est à croire que nous sommes revenus à l’époque des Concessions.
Certains riverains ne se gênent pas non plus pour s’approprier des propriétés domaniales en toute illégalité; le «sbil» de la rue du même nom peut en témoigner. Difficile à croire et pourtant !
Un tronc d’arbre en guise de «borne culturelle» orne l’entrée du Centre de musique méditerranéenne, Dar El Baron d’Erlanger, heureusement renversé depuis grâce à un virage présomptueux.
Le ministre des Affaires culturelles inaudible est lui tout occupé à agiter ses octaves.
L’envers du grand parking est on ne peut plus représentatif de l’ampleur de la dégradation du paysage.
Le bas du village, en face du Magasin Général, ce lieu de tous les dangers surtout pour les piétons, où déjà des éclats de voix nous font craindre de futurs pugilats, nouvelle apparition d’une violence urbaine jusque-là inconnue, a été baptisé «Ed-dardanil» (détroit des Dardanelles) comme disait grand-père quand les événements à la maison tournaient à son désavantage.
Enfin, les deux parcours magiques, morceaux d’harmonie et d’enchantement, tracés de génie pour le respect du paysage et accédant à la plage, devenue depuis le Gange à Bénarès :
- l’escalier, ou «kressi essolleh», est devenu une décharge de détritus et de canettes de bière vides,
- la route du Dar El Bey en partie effondrée s’est vu murer l’accès, pour l’être totalement à l’abri des regards accusateurs,
Les habitants impuissants, armés de boules Quiès et de double vitrage, s’enferment ou essayent d’ignorer. En vain !
L’autorité municipale approchée s’est contentée de nous avouer son impuissance, passant sous silence sa satisfaction jubilatoire d’avoir été élue. D’aucuns d’ailleurs assurent que cela n’a été possible qu’avec la complicité bienveillante des barbus (islamistes). Au demeurant, elle se limite à faire des promesses à ceux qui veulent bien les écouter.
Lendemains sans gloire !
Ainsi ce lieu magique, il n’y a pas si longtemps mysticisme et sérénité, classé par l’Unesco Patrimoine de l’Humanité, est devenue la gloire d’un tourisme de pacotille, populiste et totalement dévoyé.
Ah mon cher village, si tu savais combien j’aurais voulu de tout cela ne point avoir à t’en parler !
* Architecte D.P.L.G., membre fondateur de la LTDH.
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