Le décès hier, jeudi 19 septembre 2019, de Zine El Abidine Ben Ali, l’ancien président tunisien en exil depuis la Révolution du Jasmin, renvoie à de multiples palabres. Entre constatations et nostalgie. Le moment d’une vraie table-ronde est-il arrivé pour les acteurs de la vie politique tunisienne?
Par Jean-Guillaume Lozato *
Ben Ali a déplu. Ben Ali n’est plus. Un constat qui devrait ravir le peuple tunisien dans son ensemble au vu des circonstances belliqueuses de son départ forcé en janvier 2011. Ce serait trop simple. La politique est une circonvolution. Dans la plupart des Etats le nombre d’IEP et par voie de conséquence le nombre d’étudiant en sciences politiques démontrent l’importance cruciale de surveiller l’opinion publique comme le lait sur le feu.
Un bilan mitigé mais…
Feu Zine El Abidine Ben Ali a eu l’avantage de récupérer un pays engagé sur la voie du bourguibisme. Un concours de circonstances et une santé défaillante de son prédécesseur le conduisant au fauteuil bien confortable de premier dirigeant d’une nation apparaissant à l’époque (1987) comme bien engagée sur la voie du progrès.
Ce progrès, le militaire de formation a eu le génie de l’allier à la sécurité alors que le spectre du terrorisme à caractère islamiste pointait depuis l’Algérie toute proche lors de la «décennie noire». Tout en ouvrant de plus en plus le marché tunisien aux doctrines libéralistes. Jusqu’à renforcer l’appareil boursier.
Un dogme militaro-capitaliste.
C’est à la façon d’un Berlusconi que le militaire de carrière a troqué l’uniforme pour le costume présidentiel, posant tel un chef d’entreprise sur les innombrables campagnes d’affichage à son effigie. Une posture, une gestuelle, un regard déterminé, un sourire commercial. Une allure d’homme d’affaires qui a permis de conquérir un électorat avide de pouvoir d’achat. Une classe moyenne choyée par le parti présidentiel, le Rassemblement constitutionnel (RCD) tout en s’enrichissant soi-même. Voilà le tour de force de Ben Ali. Séduire et intimider.
Naturellement tout système recèle un point faible et est soumis à des aléas. Lorsque des difficultés ont commencé à apparaître à mi-parcours, l’erreur de l’ex-dictateur a été de sous-estimer ses conseillers et à ne pas tenir compte de certains prévisionnistes. Les canaux du «benalisme» ont commencé à se trouver soumis à des remous par l’intermédiaire d’entités distinctes et au départ sans connections les unes avec les autres. Par exemple les chefs d’entreprises locaux las de devoir payer des pots-de-vin; les commerçants tributaires de règles horaires trop strictes dans certains gouvernorats; les étudiants devant composer avec le poids idéologique des instances gouvernementales. Puis vinrent les intellectuels de divers bords, les artistes, les paysans délaissés dans certaines zones estimées comme non prioritaires, les ouvriers au fur et à mesure de l’abaissement du niveau de vie à partir de 2009/2010. Enfin, un autre élément s’est invité à cet amoncellement: l’interprétation du fait religieux.
Quand politique et religion ne font pas bon ménage
Combattre le fondamentalisme terreau fertile de tous les extrêmes est un service rendu aux croyants très pieux, comme aux laïcs, comme aux athées. Le problème est que le gouvernement tunisien des années 1987-2011 l’a fait presque uniquement par la force et non par la pédagogie. Reléguant du même coup tout fervent croyant musulman au rang de suspect.
Oui la religion est d’abord une affaire privée avant d’être une affaire d’Etat. Même l’Occident avait eu à gérer ce problème avec le catholicisme. Il ne s’agit pas d’un apanage exclusivement arabo-musulman. Contraindre des islamistes à l’exil a contribué à ensevelir Ben Ali, petit à petit. La conséquence de cela a été qu’au lendemain du départ de ce dernier les salafistes ont semé le doute dans la société tunisienne pourtant jusque là caractérisée par la tolérance et dans certains cas une profonde laïcité.
Ben Ali aurait-il voulu trop plaire aux Occidentaux? Il y a de fortes chances. C’est à partir du milieu des années 2000 que la présence montante du voile sur la tête des femmes tunisiennes aurait du pousser à la réflexion un ancien chef d’Etat qui lui ne se voilait pas la tête mais la face en négligeant les convictions d’appartenance à la communauté musulmane du peuple dont il avait la charge. Avec de surcroît un élément de communication incompatible : la présence de son épouse Leila Trabelsi.
Les Trabelsi, un facteur déclenchant
L’ex-première dame avait pour faculté de rassembler toutes les hostilités eu égard à son image de parvenue. Le tout renforcé par les frasques des membres de sa famille, d’énormes malversations financières ainsi qu’une réputation peu crédible. Cette erreur de recrutement conjugal aura été fatale au haut dirigeant. De plus c’est une femme agent municipal qui a été, à son insu, la cause de l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, étincelle du Printemps Arabe. Un épisode qui a fait éclater toutes les rancœurs. Sans Leila Trabelsi, le clan Ben Ali serait peut-être encore aux commandes de la nation tunisienne à l’heure actuelle…
Une Tunisie en friche
Le paysage tunisien actuel se retrouve extrêmement mosaïqué. L’électorat national a pris l’habitude du dégagisme. Une méthode qui a ressemblé à un tirage au sort au vu des dernières élections présidentielles ayant conduit à un duel final entre Kaïs Saïed et Nabil Karoui, deux extra-terrestres. L’un tout en froide retenue, l’autre tout en expression. Un déséquilibre symptomatique du yo-yo de l’opinion publique tunisienne qui n’est désormais que tunisoise. Avec à la clé une crise de représentativité et un vote impacté par le morcellement régional.
La situation est des plus urgentes pour ce pays arabe ni pétrolier ni marqué par une grande superficie territoriale.
Pauvre Tunisie, coincée entre deux voisins géants disposant d’hydrocarbures et le regard rempli d’incertitudes tournée vers une Europe lui donnant des conseils le plus souvent remplis d’ infantilisations primaires.
Pauvre Tunisie qui a voulu ouvrir la voie de la démocratie mais qui ne voit qu’un chemin bordé de brouillard.
Pauvre Tunisie qui en est réduite à subir de véritables mascarades pour ses élections (la présence d’Abir Moussi entre autres…).
La première issue de secours devra être la reprise économique et par là la reprise du tourisme de masse en nommant les responsables adéquats sous peine d’accroissement de fuite des matières grises. La Tunisie devra aussi établir des sortes de tables rondes avec des personnalités autochtones qui résident sur le territoire et à l’étranger afin de dresser un état des lieux en variant les points de vue sans se soumettre à la flagornerie d’intervenants étrangers soucieux des intérêts de leurs investisseurs. C’est ce qui avait perdu Ben Ali. Des observateurs ou analystes tels que l’historien militaire Fayçal Cherif ou l’universitaire spécialiste en communication des médias Slaheddine Oueslati (qui avait prédit le renversement de Ben Ali mais que peu de gens avaient bien voulu écouter hélas) auraient tout à fait le profil.
Pour finir tout un symbole: il y a quelques semaines est décédé le député partisan de la laïcité Naceur Brahmi, lui-même cousin de Mohamed Brahmi, assassiné il y a quelques années. Preuve en est que la situation est urgente avec la disparition progressive des différents acteurs de la Révolution alors que la Tunisie n’est toujours pas sortie de l’impasse.
* Enseignant en langue et civilisation italiennes auprès de l’ENSG et de l’UPEMLV, auteur de recherches universitaires sur le football italien comme phénomène de société.
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