Depuis la proclamation des résultats du 1er tour de la présidentielle anticipée, l’énigme Kaïs Saïed continue de susciter l’intérêt des médias, à l’intérieur comme à l’extérieur de la Tunisie, de provoquer les réactions les plus triomphalistes comme les plus hostiles et les plus haineuses.
Par Salah El-Gharbi *
Si les inconditionnels de ce nouveau gourou saluent en lui la «victoire du peuple, de la jeunesse et des laissés-pour-compte», ses adversaires, dépités, ne lésinent pas sur les mots pour dénigrer cet opni, objet politique non identifié, ce «phénomène sonore», comme disent certains, qui serait «conservateur», un «salafiste», «le candidat caché d’Ennahdha et de la Ligue de la protection de la révolution», cette milice islamiste violente dissoute en 2014 par décision judiciaire. Les esprits atteints de complotite aiguë vont même jusqu’à soupçonner ce candidat d’être soutenu par des forces étrangères qui chercheraient à déstabiliser le pays.
Dans cette atmosphère délétère, la génération spontanée de «démocrates-progressistes» qui, hier, ne juraient que par Abdelkarim Zbidi, «M. Propre», paniqués, lorgnent, désormais, la prison Mornaguia, d’où une lueur d’espoir semble pointer, priant pour le salut de Nabil Karoui, le sauveur. «Plutôt s’allier avec diable que de se laisser dévorer par les Frères msusulmans», scande-t-on, la main sur le cœur.
«Plutôt s’allier avec diable», disent-ils par dépit
D’ailleurs, le désarroi général est tel que nos augustes «philosophes» et nos éminents «juristes» quittent leur retraite et s’en mêlent pour nous asséner leurs diagnostics et nous gratifier de leurs profondes analyses. Si pour les uns, le vote serait «anti-système», en «réaction à la corruption politique», pour les autres, le résultat du 1er tour serait l’expression d’un «ras-le-bol d’une jeunesse fourvoyée et immature». Pour les plus pessimistes, le passage de Saïd au second tour annoncerait «l’échec de la démocratie, laquelle ne serait pas faite pour une population ignorante et manipulable».
Paradoxalement, toutes les «analyses» semblent plutôt préoccupées par le «mystérieux phénomène Kaïs Saïed», qu’on nous présente souvent comme une anomalie, voire, comme un «accident».
Par contre, la présence de Nabil Karoui en deuxième position ne semble, elle, ni déranger ni heurter outre mesure nos élites. Au contraire, les orphelins de Zbidi, s’empressent de brandir le totem de la «modernité», des «libertés», des «droits des homos», de l’«égalité successorale», etc., qui seraient en danger, nous promettent des jours sombres au cas où cet «inconnu» serait intronisé et déploient tous les moyens possibles pour nous faire avaler la pilule amère qui consiste à nous amener à admettre que Nabil Karoui serait victime d’un ordre monstrueux et qu’on serait en train de sous-estimer un homme de la dimension de l’«abbé Pierre» et de «Mandela».
Tirer les leçons d’un séisme politique
Dans le débat houleux, ce qui semble échapper à nos commentateurs, aussi bien à nos «philosophes» qu’à nos «chroniqueurs», ce serait la mise en perspective historique de l’irruption de ce mystérieux phénomène qu’est Kaïs Saïed. Car, on devient frileux dès qu’on commence à évoquer notre passé, même le plus récent, comme si on avait hâte de tourner la page de la révolution du 14 janvier 2011, sans penser effectivement ce moment historique et sans tirer les leçons de ce séisme politique.
En fait, depuis huit ans, le nouveau personnel politique est soit dans l’esquive, soit dans la diversion. Obsédé par le pouvoir, cette «nouvelle race» de politiques, au lieu de prendre en compte effectivement les frustrations de certaines populations, se contente de lancer de faux débats et de susciter de nouvelles attentes, engageant le pays dans des luttes sur la supposée «identité» tunisienne.
Ainsi, durant les huit dernières années, on a connu l’alternance des «Frères musulmans» d’Ennahdha qui, soucieux de «réislamiser le pays», pas assez islamique à leur goût, n’ont fait que l’enfoncer dans la crise, et des «progressistes, réformistes, modernistes», venus au secours de la population pour «sauvegarder les acquis de l’époque bourguibienne», n’étaient que dans la gesticulation qui n’a fait qu’accentuer la confusion.
Si les premiers ont péché par arrogance et par aveuglement idéologique, les seconds, conduits par une figure du passé, ont privilégié la politique du statu quo, laquelle n’aurait fait que réveiller les démons du passé incarnés par Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL).
La cartographie électorale des élections présidentielles est bien éloquente. Elle montre bien que les sympathisants de Kaïs Saïed (auxquels on pourrait ajouter ceux de Lotfi Mraïhi, de Safi Saïd et Seifeddine Makhlouf) appartiennent à une population «autonomiste», de culture clanique, traumatisée, historiquement, par le pouvoir central, aussi bien beylical que colonial et que l’ordre «destourien» n’a pas su intégrer totalement au sein de la communauté nationale.
D’ailleurs, après le soulèvement de décembre 2010, et la fragilisation de l’autorité de l’Etat, le refoulé est revenu vite au galop et l’on avait même entendu des gens protester contre l’Etat en menaçant de passer la frontière en direction de l’Algérie. Au-delà du caractère anecdotique de cet épisode, cette attitude dit la fragilité du lien. On peut même avancer que le terrorisme et son corollaire la contrebande ne seraient que des symptômes traduisant un certain refus d’un centralisme dénué d’équité.
Revanche de populations farouchement «séditionnistes»
Certes, au lendemain de l’Indépendance, le Néo-Destour, le parti au pouvoir qui tenait sa légitimité du rôle décisif qu’il avait joué pour l’émancipation du pays de l’emprise de la colonisation française, investit exclusivement et durablement le champ politique. À l’époque, pour les responsables «destouriens», les défis étaient colossaux. Il s’agissait, en priorité, de combattre la pauvreté et les maladies, de lutter contre l’analphabétisme, de dynamiser et de moderniser l’économie, de consolider les bases de la jeune nation…
Dès lors, paternaliste et volontariste, l’Etat-Destour fut longtemps omniprésent, occupant tous les domaines de la vie publique. Ce fut lui qui était censé abriter, instruire, soigner, embaucher…
Or, l’Etat bourguibien, au pouvoir vertical, n’a pas pu ou su apporter une réponse positive à la réticence de ces populations farouchement «séditionnistes», qu’on qualifie abusivement de marginalisées, afin de les apprivoiser, annihiler leur méfiance en renforçant un vrai pacte de citoyenneté, un pacte de confiance, celui du vivre-ensemble en dehors de la structure clanique ou tribale, définissant clairement les devoirs et les responsabilités de chacun.
Durant 60 ans, on a vécu sous un Etat hégémonique – toujours dans la coercition, jamais dans l’explication et la pédagogie – avec une sorte d’appréhension partagée, et où le «citoyen», mis à l’écart des décisions qui le concernaient, infantilisé, déresponsabilisé, nourrit une sorte de méfiance qui se transforme parfois en hostilité. Car, usé par les crises et laminé par ses propres contradictions, incapable d’évoluer, ayant perdu de sa légitimité et de sa crédibilité, le régime ne pouvait que recourir à la brutalité pour survivre ce qui ne manque pas d’accroître l’hostilité de ces populations à la marge et raviver chez elles cet esprit «séditionniste».
Aujourd’hui, il n’est étonnant que ces populations, et particulièrement la jeune génération (celle des zones rurales et des quartiers périphériques des grandes agglomérations), frustrée, abrutie par un système éducatif paupérisée, soit réceptive au discours de Kaïs Saïed qui prône la rupture par rapport à l’ancien régime et préconise une sorte de refondation du «pacte civil».
Observateur privilégié d’une classe politique cupide et opportuniste
Ainsi, tandis que Nabil Karoui tient en laisse nos «vieilles», la voix caverneuse de notre «constitutionnaliste», se basant sur le concept rousseauiste de «volonté générale», propose de redéfinir la relation avec la centralité et faire de sorte que «la volonté revienne au peuple» («irada»), en parlant de «dialyse», de «renverser le sablier» et promettant d’aider le «peuple à reconquérir sa volonté».
Même si la démarche intellectuelle de Kaïs Saïed reste un peu naïve, confuse et décalée, voire même utopique dans sa mise en application, l’approche du candidat devrait nous interpeler. Ce dernier aurait le mérite d’avoir su dépasser le slogan politique de «régions marginalisées» qui cachait cette volonté de récupérer les voix des «sans voix», en les victimisant, pour leur substituer un cri fort et alarmant où se mêlent candeur et sincérité.
Contrairement aux fausses Cassandre, séduites par l’hôte de Mornaguia, Kaïs Saïed président ne saurait ni nuire aux libertés, ni «renverser le sablier». Sans majorité parlementaire, il serait l’observateur privilégié d’une classe politique cupide et opportuniste qui continuerait à s’agiter continuellement faisant le lit des extrêmes jusqu’à ce qu’une nouvelle explosion, d’une plus grande intensité, survienne.
* Universitaire et écrivain.
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